vendredi 29 avril 2016

ROSE 2





         Gudule, automne 1966

                                 LA MER QU’ON VOIT DANSER

— Demain, on va el balèch* ? suggère Amir dans un bâillement de bien-être.
Rose approuve avec enthousiasme. Elle raffole de ces dimanches à crapahuter sur les falaises, à la recherche de petites criques solitaires. C'est qu'au Liban, quasiment toutes les plages sont privées ! Le front de mer est annexé par les clubs nautiques, les hôtels et les restaurants. Ne restent, aux péquenauds qui veulent se baigner gratis, que de minuscules enclaves rocheuses dont la difficulté d'accès entrave l'exploitation.
Bon, je préviens Rachad et Omane. Départ à six heures ?
Oh non, c'est bien trop tôt…
— Disons six heures et demie. Tu prépares le piquenique pendant je passe chez eux ?
L'enjeu consiste à arriver les premiers, avant que les calanques ne soient prises d'assaut. Car chaque week-end, c'est le rush sur ces rares coins de nature encore sauvages, et les lève-tard en sont réduits, soit à s'incruster auprès de baigneurs déjà en place — ce qui crée de part et d'autre les tensions que l'on devine —, soit à se rabattre sur un endroit payant.
Tout en regardant s'éloigner son mari, Rose se livre à un rapide calcul : combien peut-on faire de sandwiches avec une demi boîte de thon, trois tomates et un fond de mayonnaise ? 
­— Si au moins j'avais pensé à racheter du pain, se morigène-t-elle.
                À tout hasard elle inspecte le frigo, mais n'y dégote, en plus de l'affligeant inventaire, qu'un yaourt entamé et un tube de sauce tomate en bout de course. Tandis qu'elle aligne, perplexe, les minables denrées sur la table, Amir revient.
              — Omane prépare des samboussèks* pour tout le monde, claironne-t-il.
Soupir de soulagement de Rose. Une belle-sœur que rien, jamais, ne prend au dépourvu est, décidément, un cadeau du ciel.
— Celle-là, si elle n'existait pas, il faudrait l'inventer, affirme-t-elle avec conviction.


                                * El-balèch : "le gratuit" (par opposition aux bains de mer payants)
* Samboussèks : petits chaussons de pâte feuilletée fourrés d'épinard et de pignons de pin.




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