jeudi 30 juin 2016

ROSE 62

 

                                         LA BOHÉMIENNE

Une fois, une seule, Rose déroge à ce rite immuable. Il y a environ un mois que Grégoire est rentré en classe.
« Si je faisais une salade d'oranges, pour le dessert ? se dit-elle. Amir adore ça ! »
Elle re-traverse donc le verger, glanant ça et là les fruits tombés des arbres, dont elle bourre le panier de la poussette. Ce faisant, elle guette le propriétaire, car c'est l'époque de la cueillette et, sans être à proprement parler du vol, sa démarche pourrait lui déplaire.
Soudain, en pleine action, elle sent une présence furtive derrière elle. Confuse, elle se retourne… et se retrouve face à la Bohémienne. Celle-ci en profite pour lui saisir la main, et Rose — que pourtant ces manigances irritent au plus haut point — se laisse faire, par lassitude.
Après avoir longuement examiné sa paume, la vieille ânonne :
Mari à vous…
Quoi, mon mari ? tressaille Rose, subitement en alerte.
D'un geste universel, la vieille mime l'action de "foutre le camp".
Mon mari va s'en aller ?
La vieille hoche la tête.
Loin… loin… précise-t-elle, en montrant l'horizon.
Et… il reviendra ? 
Lentement, la tête de la vieille oscille de gauche à droite, puis, compatissante, elle tapote le bras de Rose avant de s'éloigner en marmonnant.

         Le soir, quand Amir rentre de sa répétition, Rose est assise, toute raide,  dans son lit.
Tu ne dors pas ? s'étonne-t-il.
Dormir ? Comment le pourrait-elle ? Elle rumine depuis des heures l'absurde menace de la vieille, titillant son angoisse comme on agace un mal de dent du bout de la langue.
À son visage fermé, il comprend tout de suite que quelque chose ne va pas.
— Qu'est-ce qui se passe, habibté ? Tu as un souci ? Il y a un gosse malade?
Elle fait « non », sans desserrer les lèvres.
D'un doigt tendre, il lui frôle la joue. Alors, elle se jette dans ses bras et d'une voix que sa gorge trop serrée rend curieusement ténue :
Tu ne m'abandonneras jamais, dis ?
S'il s'attendait à ça !
— C'est quoi, ce délire ? répond-il, stupéfait. Pourquoi veux-tu que je t'abandonne ?
Elle lui raconte la scène du matin, précisant que depuis, elle n'a pas arrêté de bâtir des scénarios plus catastrophiques les uns que les autres.
— Et tu as cru cette vieille folle ? s'indigne-t-il. Franchement, Rose, tu me déçois.  Je te croyais plus intelligente.
Penaude, elle baisse le nez.
— J'ai tellement peur de te perdre, tu sais… Sans toi, ma vie n'aurait plus  aucun sens.
Il sourit, lui affirme qu'il l'aime plus que tout au monde et, tant qu'à faire, le lui prouve illico.
N'empêche que, dès le lendemain, elle change d'itinéraire.
— C'est dangereux, de traverser le verger, explique-t-elle à Grégoire. À cette saison, les oranges tombent des arbres, et si tu passes dessous, elles peuvent t'assommer !
Désormais, à dix heures, le petit garçon mangera une banane.

Mais Rose aura beau faire, les paroles de la Bohémienne resteront scotchées dans un coin de sa cervelle. Et, certains soirs de solitude, elle ne pourra s'empêcher de se les remémorer.
Or, des soirs de solitude, elle ne va pas tarder à en avoir, et beaucoup !



mercredi 29 juin 2016

ROSE 61

 

                                        L’ORANGERAIE

La rentrée se déroule, ma foi, plutôt bien. En laissant son petit entre des mains mercenaires, Rose verse une larme. Grégoire, non. Il a avisé, dans un coin de la cour, un cheval de bois monté sur ressorts, et n'a de cesse de grimper dessus.
— Profitez-en pour vous sauver, conseille l'institutrice à la mère éplorée. Ça évitera une séparation trop brutale.
Rose, que l'expérience de la crèche a échaudée, juge le conseil avisé. Mais durant toute la matinée, elle a le cœur en berne. Curieusement, les animaux semblent aussi déphasés qu'elle, et même Olivier. La maison est si calme, sans son habitant le plus remuant ; le jardin si triste ! Avec une mélancolie de chien flairant les traces du maître absent, Rose ramasse un jouet, le repose un peu plus loin, replie un vêtement, range une paire de chaussures…
Vivement quatre heures, se dit-elle.
Et, jusqu'au moment d'aller le rechercher, elle tourne en rond. 


                                            *

Le lendemain, ça va déjà mieux, et dans les jours qui suivent, cette amélioration s'accentue encore. Si bien qu'au bout d'une semaine, le rituel du départ et du retour quotidiens ne suscitent plus que de la bonne humeur.
8h10 : Rose installe Olivier dans sa poussette, siffle Julie, accroche le cartable de Grégoire à son dos.
8h15 : ils remontent tous quatre les ruelles ombreuses, Rose poussant le bébé, Grégoire courant devant, Julie sondant le pavé d'une truffe appliquée.
8h20 : ils parviennent en vue d'un verger d'oranges vertes qu'ils traversent — c'est un raccourci. En chemin, Grégoire ramasse un fruit qu'il mangera à la récréation.
8h22 : toujours dans le verger, ils croisent la Bohémienne : une vieille druze tatouée au henné qui se nourrit d'oranges et dit la bonne aventure. Rose lui donne dix piastres, refuse de la laisser lire dans les lignes de sa main. La vieille émet quelques litanies plaintives censées bénir la mère, les enfants et le chien, puis leur fait « au revoir » en agitant ses fichus colorés.
8h25 : le portail de l'école est en vue. Rose embrasse son fiston : « Tu vas tout seul en classe, comme un grand ? » Il détale. Elle le suit des yeux jusqu'à ce qu'il ait franchi la grille, avant de s'en retourner par un autre chemin.



mardi 28 juin 2016

ROSE 60

GRÉGOIRE ENTRE À L’ÉCOLE

         Septembre.
— On devrait peut-être mettre Grégoire à la maternelle, suggère Rose. Il a besoin d'amis de son âge.
— D'autant que, sans vouloir te vexer, il devient de plus en plus intenable, ajoute Amir. Un peu de discipline ne lui ferait pas de tort.
L'intéressé, consulté, approuve vigoureusement. Souvent, en promenade, il passe avec sa mère devant la cour de récréation de l'Institut Saint-Joseph, visible à travers le grillage qui la sépare de la rue. À chaque fois, il s'arrête et réclame :
Ze veux zouer 'vec les enfants !
Quand tu seras plus grand, promet Rose.
Or, là, il va sur ses trois ans et demi.
Une chose, cependant, la turlupine : il n'y a, au Liban, que des établissements scolaires confessionnels, et elle est une fervente adepte de l'école laïque — la communale, comme on disait dans son enfance. Que de fois, en ces temps pas si lointains, elle a reproché à ses parents de l'avoir fourrée dans le giron des sœurs ! « Si je veux rentrer un jour au couvent, ça me regarde, déclarait-elle alors. Mais ce n'est pas la peine de m'embrigader contre mon gré. » Et de leur jurer que, jamais, adulte, elle ne commettrait la même erreur.
Aujourd'hui qu'elle se trouve au pied du mur, elle ne peut décemment pas trahir son serment, n'est-ce pas.
— Les prêchi-prêcha, merci bien, explique-t-elle à Amir qui ne comprend pas ses a priori. En plus, c'est une question d'égalité. Des gens se sont battus pour que l'instruction soit la même pour tous, je ne vois pas en foi de quoi certains feraient exception.
Petit rire d'Amir.
Je t'adore quand tu montes sur tes grands chevaux.
Le ton sarcastique n'arrête pas Rose.
— Les élèves du privé méprisent ceux du public, poursuit-elle, sur sa lancée. Je me souviens, gamines, on prétendait qu'ils étaient sales, mal élevés, et le bruit courait même qu'au lieu de se moucher, ils mangeaient leurs crottes de nez… Si, si, ne te marre pas : la malveillance se situait à ce niveau-là.
— Aucun risque que Grégoire sorte ce genre de connerie, en tout cas, signale Amir. Puisqu'ici, des écoles publiques, IL N'Y EN A PAS.   
— D'accord, mais la prière, les cantiques, tous ça, pffff… J'ai pas envie que ces tordus lui remplissent le cerveau de bondieuseries, moi !
On fait quoi, alors, habibté ? On l’inscrit dans un cours coranique ?
Ça clôt la discussion.
Mais quelques jours plus tard, Rose revient à la charge, et son mari, sagement, lui propose un marché : ils vont demander audience au directeur de Saint-Joseph, et de cette entrevue dépendra leur décision.
Laissant les enfants aux bons soins de Mona Aoun, les voilà donc tous deux partis bras-dessus bras-dessous.
L'homme qui les reçoit — un Jésuite vêtu en clergyman — est affable et cultivé.
— Soyez sans crainte, nous pratiquons une pédagogie moderne, leur affirme-t-il, lorsqu'ils lui font part de leurs réticences. Il y a de tout, dans nos élèves : des enfants de musulmans, de chrétiens maronites, de Grecs orthodoxes, d'athées,... Nous respectons leurs opinions et faisons en sorte de ne choquer personne.
Touchée par ce discours, Rose demande à voir les classes, faveur qui lui est aussitôt accordée. Elles sont vastes, claires et modernes, si bien qu'au terme de la visite :
Moi, ça me plaît, déclare Amir, et toi ?
Moi aussi.
— Il ne vous reste donc qu'à régler le montant de l'inscription, sourit le directeur.
Dix minutes plus tard, c'est chose faite.
— Tu te rends compte, murmure Rose, qu'on va déjà avoir un fils scolarisé ? C'est une étape, dans notre vie, hein !
Mouais, acquiesce Amir, ça ne nous rajeunit pas.
Puis, devant l'énormité qu'il vient de proférer, il éclate de rire : à eux deux, ils ont à peine quarante ans.

Bonus : quelques commentaires d'époque... 





lundi 27 juin 2016

ROSE 59

 

                                      PIEUX  MENSONGE
        
         L'article sur le camping d'Amchit paraît, dans le premier numéro d'août, sous le titre : Un petit coin de paradis pour les handicapés. L'histoire d'Arlette et Antoine, romantisée à l'extrême, y figure en bonne place, ainsi que de nombreuses photos — dont une, provo oblige, de Julie et Grégoire s'ébattant sur la pelouse, avec cette légende ironique : Ici, même les chiens sont heureux.

         Il n'est pas étonnant qu'ayant été élevée dans une telle ambiance, Michèle Sfeir ait conçu le texte émouvant que vous avez pu lire dans Le Coin des petits du mois dernier, écrit hypocritement Rose. Car il est le reflet de l'admirable vocation de ses parents : accueillir les êtres en difficulté, leur redonner goût à l'existence, et faire en sorte que l'entraide, la solidarité et le respect de l'autre pallient solitude et infirmité.

Elle se relit, ricane : 
        — Quel tissu de mensonges ! Les journalistes sont tous des manipulateurs, à commencer par moi.
Puis elle réalise brusquement qu'en rédigeant ce papier, elle n'a pensé ni aux Sfeir, ni aux chiens, ni même à ses lecteurs, mais… à Nadège. Par association d'idées, en fait. Par l'un de ces cheminements de l'inconscient dont nul ne maîtrise les arcanes.
« Ce paradis illusoire, je l'ai bâti sur mesure pour ma nièce », se dit-elle, bouleversée. Et elle sent aussitôt ses yeux s'humidifier.
Quand l'article paraîtra, elle ira, en douce, le glisser sous la porte d'Omane, dans l'espoir que celle-ci comprenne le message.
         En vain.
         Omane restera sourde à ce nouvel appel. 



dimanche 26 juin 2016

ROSE 58

 


                                                     JULIE


         Sur le chemin du retour, Rose n'a pas de mots assez durs pour fustiger les Sfeir, qu'elle encensait quelques heures auparavant.
Ce que tu peux être excessive, lui reproche Amir en riant.
Je n'aime pas les bourreaux, rétorque-t-elle, la lippe mauvaise.
— Mets-toi cinq minutes à leur place : ils tiennent un camping, pas un chenil.
— C'est ça, défends-les. Je te signale qu'on a, dans notre coffre, une de leurs victimes sauvée in extremis, et…
            — Justement, à ce propos, je n'ai pas réagi tout à l'heure parce que tu m'as pris de court, mais… tu ne comptes pas réellement la garder, n'est-ce pas ? 
Sourire désarmant.
— Euh…
         Pas besoin d'en dire plus, Amir a compris.
Rose, ce n'est pas raisonnable.
Elle, d'une toute petite voix :
— Si le cousin n'en veut pas, on ne peut tout de même pas la leur ramener.
Lui, dans un soupir :
Pourvu qu'il la prenne.
Et elle, en son for intérieur :
Pourvu que non !

Le cousin refuse, sous prétexte que Julie — ainsi l'a nommée Rose, allez savoir pourquoi — n'est pas un chien de chasse.
— Désolé, s'excuse-t-il, le nez froncé de dégoût. C'est une question de race, vous comprenez…
— Pas de problème, répond Rose. Au moins, j'aurai appris quelque chose, aujourd'hui : les chiens blancs à pois rouge ne chassent pas.
Il faut reconnaître que Julie a une drôle d'allure, toute badigeonnée d'éosine. Mais bon : elle était si mal en point que le premier soin de Rose, en rentrant chez elle, fut de la laver, de ramollir ses croûtes et de les désinfecter.
— C'est vrai qu'elle ressemble plus à une amanite tue-mouche qu'à un pointer, ajoute-t-elle, imperturbable.
         Bref, le jeune homme s'en va, et Rose, soulagée, crie à pleins poumons :
Ça y est, les mômes, on a un chien !
À l'usage, Julie va s'avérer être, pour Grégoire, la compagne de jeu idéale. Douce, joyeuse et d'une patience à toute épreuve, elle ne renâclera devant aucune de ses fantaisies, se laissant trimballer et harceler de mille manières sans donner le moindre signe d'agacement. Ses rapports avec Bébête seront tout aussi courtois, en dépit de la turbulence du chaton, et Rose trouvera, dans sa présence discrète, une constante source d'inspiration. Elle gardera d'ailleurs, de leurs longs tête-tête, une tendresse pour la gent canine dont elle ne se départira jamais. 


samedi 25 juin 2016

ROSE 57

 

                                   LE SSIEN

— Grégoire ! appelle Amir très bas, tout en poursuivant sa lente progression. Viens ici, mon chéri. Viens voir papa.
Mais Grégoire n'en a cure. Le molosse l'intéresse bien plus que son père. Impavide, il tend l'index vers la babine écumante.
— Aaaah, geint Rose. Il va se faire mordre.
En un flash, elle a vu la menotte dévorée, le sang jaillissant. À tort. Les intentions du chien sont pacifiques. D'une grande langue malhabile, il lèche les petits doigts en remuant la queue, puis, avec un couinement de chiot, se couche aux pieds de l'enfant, le museau sur les pattes.
Comme ce dernier— qui, décidément, a toute les audaces — s'apprête à l'enfourcher, Amir, parvenu enfin près de lui, le saisit à bras-le-corps et l'emporte.
Hurlements de protestation :
— Le ssien ! Ze veux le ssien !
Les cris stridents font fuir l'animal.
— Parti, chien, dit Amir en tendant le "rescapé" trépignant à sa mère. 
— On est envahis par les chiens errants, explique Arlette Sfeir, tandis que Rose s'efforce de calmer Grégoire. La nuit, ils viennent en bande fouiller dans nos poubelles. Et le jour, il y en a toujours deux ou trois qui traînent autour des tentes.
— Ils ne sont pas dangereux ? interroge Amir qui décompresse.
— Non, on n'a jamais eu de réel problème. Il est même arrivé que des campeurs en adoptent.
— Et ceux qui restent, qu'est-ce que vous en faites ?
— En général, mon mari les abat. D'ailleurs, celui-ci va y avoir droit : je crois que Tony est allé chercher son fusil.
Rose avale sa salive.
— S… son fusil ? articule-t-elle.
Toute sa sympathie pour le couple Sfeir s'est envolée d'un coup. Des tueurs de chiens, fi, l'horrible engeance !
— Pourquoi vous faites ça ? Il y a sûrement d'autres solutions. 
— Lesquelles ?
— Je ne sais pas, moi… la S.P.A., par exemple.
— Il n'existe pas de S.P.A. au Liban.
— On peut peut-être essayer de le placer, hein, Amir ? Tu n'as pas un copain que ça intéresserait ?
         — Euh…pas à ma connaissance, mais… je peux passer un coup de fil ?
Du menton, Arlette Sfeir lui indique le bureau.
— Quand même, insiste Rose, maîtrisant mal son agressivité, je ne comprends pas qu'on puisse, de sang-froid, supprimer un animal inoffensif.
— Question de mentalité : nous, les Occidentaux, donnons volontiers dans la sensiblerie. En Orient, le rapport à la mort est très différent : plus détaché, plus fataliste.
       — Ce n'est pas une raison. Moi, j'appelle ça de la cruauté gratuite, et je…
L'arrivée d'un nouveau chien suspend la fin de sa phrase.
— Qu'est-ce que je vous disais ? soupire Arlette Sfeir. C'est un vrai fléau.
Ce chien-ci est une chienne. Un poil ras, blanchâtre, strié de cicatrices, cache mal ses côtes saillantes et son ventre trop creux. Ses mamelles pendantes témoignent d'une maternité récente. Elle a la queue et l'oreille basse, la truffe terne, les dents jaunes.
— Pauvre bête, compatit Rose.
Déjà, Amir revient, le sourire aux lèvres.
— Ricco se renseigne et me rappelle, claironne-t-il en regagnant sa chaise. On a de la chance : son cousin est justement à la recherche d'un chien de chasse. 
— Il y en a un deuxième, signale Rose, le visage sombre. Faudrait un second cousin.
Au même instant, un coup de feu, suivi d'un bref glapissement, retentit dans le lointain. Un tressaillement nerveux secoue Rose.
— Oh, non, gémit-elle.
         — Je l'ai eu, crie Antoine Sfeir en réapparaissant, son fusil à la main.
Il aperçoit la chienne, épaule à nouveau.
— NOOON ! beugle Rose.
D'un bond, elle s'interpose entre eux.
— Laissez-moi m'en débarrasser, voyons, l'invective son hôte. C'est une femelle malade qui n'en a de toute façon plus pour longtemps à vivre.
Rose lui décoche l'un de ces regards assassins qu'elle réserve d'ordinaire à ses ennemis mortels.
— Je m'en fiche, je la prends.
 Quoi ? s'étrangle Amir.
— On la refilera au cousin de Ricco, puisque l'autre est mort.
Moue effarée d'Amir.
        — Ben… j'ai parlé d'un beau grand chien noir, et je ne sais pas si…
— On s'en fout, de la couleur !
Impulsivement, elle s'accroupit. Tente de caresser la chienne qui, méfiante, s'écarte, mais reste à la fixer de loin, l'œil implorant.
 — Viens, petite, murmure Rose. N'aie pas peur, je ne te veux aucun mal.
Subjuguée par cette voix qui, pour la première fois, lui parle avec douceur, la chienne penche la tête de côté, l'oreille dressée, si attentive qu'elle en tremble.
— Allez, viens, répète Rose.
La chienne, plaquée au sol, se rapproche en rampant, la queue agitée d'un mouvement de balancier. Rose retient son souffle. Ce qui est en train de se passer tient du prodige. De la conquête amoureuse — en plus complexe.
Un climat de confiance s'instaure peu à peu. La bête, bien qu'encore sur ses gardes, est en bonne voie d'apprivoisement. Avec mille précautions, la main de Rose frôle son maigre pelage. La chienne creuse les reins mais n'esquive pas.
                C'est très exactement l'instant que choisit Grégoire pour lui foncer dessus.
— Ssien ! Ssien !
— Arrête ! s'écrie Rose. Tu veux qu'elle se sauve ?
Or, étrangement, la fougue de l'enfant effarouche moins la bête que les avances de sa mère. Elle y répond par un jappement joyeux. Trente secondes plus tard, ils se roulent dans l'herbe.
— Si le cousin de Ricco ne la prend pas, j'en connais un qui sera content, constate Rose tout attendrie.
— Mamma mia, s'exclame Amir, les yeux au ciel. Deux enfants, un chat, et maintenant un chien… ! Il va bientôt falloir agrandir la maison.  




vendredi 24 juin 2016

ROSE 56

 

                                                     CAMPING


         Ce n'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde, si bien que, le soir même :
Ça te plairait, une journée à la mer ? lance Rose à son mari.
Réaction mitigée :
— Euh… je t'avoue que faire de l'escalade avec les deux moutards et tout le fourbi…
— Qui te parle de ça ? On va dans un camping parfaitement équipé, tenu par des gens adorables.
Et de lui raconter sa fameuse rencontre et la proposition qui a suivi.
— On en profitera pour faire des photos et une interview. Au moins, ce papier-là, Alexandre Hélou ne pourra pas me le refuser. D'autant que je rebondirai sur le conte de Michèle, qui est quand même la grande gagnante du Coin des petits. C'est d'ailleurs pour ça que je ne veux pas trop tarder : il faut battre le fer tant qu'il est chaud…(elle pouffe) Pour une fois, je suis d'accord avec ma mère.
Dans ces conditions — et si, en plus, il y a un article à la clé — Amir n'a aucune objection. De sorte que le lendemain, sitôt le petit déjeuner avalé, toute la famille embarque dans la Volvo, et en avant !
Amchit est un endroit charmant, situé le long de la côte, parmi les lauriers roses et les oliviers.
Là, regarde, au carrefour, il y a un panneau ! s'écrie Rose.
La grossière plaque de bois (un camping barbouillé à la va-vite, assorti d'une flèche) indique une petite route en lacet, descendant à pic vers la mer. Ils l'empruntent cahin-caha, et se retrouvent bientôt sur une plate-forme herbeuse où fleurissent quelques tentes, ainsi que de fort laids bâtiments en béton. La plage attenante, en revanche, est d'une beauté sauvage à vous couper le souffle. Un ensemble de rochers aux découpes tourmentées, entourant une calanque de sable blond, comme la dentelle entoure un berceau.
— Regarde, Grégoire ! s'écrie Rose. Tu vas pouvoir faire des pâtés.
Tu as pensé à prendre sa pelle et son seau ? s'enquiert Amir.
Ben… non, mais il se servira de ses doigts, hein, mon bichon.  
Vi, approuve Grégoire. Et ze veux zouer dans l'eau !
       — Attends cinq minutes, on va d'abord dire bonjour à madame Sfeir.
La voiture s'arrête devant ce qui semble être un bureau d’accueil-épicerie-buvette, flanqué d'une petite terrasse. Alerté par le bruit du moteur, un homme aux cheveux gris s'avance en souriant.
Bonjour, dit Rose, Je… madame Sfeir m'a invitée hier, et…
Vous êtes la journaliste d'Orient-Magazine ?
Oui, c'est ça.
Enchanté, je me présente : Antoine Sfeir, le papa de Michèle.
Il se tourne vers une vieille maison de pierre accolée aux vilains bâtiments :
— Arleeette ! Il y a quelqu'un pour toi.
Puis, revenant à ses invités :
— Asseyez-vous à une table, je vous en prie. Qu'est-ce que je vous sers?
La terrasse, agréablement ombragée, donne sur le large. Des ventilateurs placés aux quatre coins dispensent une brise rafraîchissante. Rose s'empresse d'y installer ses enfants, qui ont eu très chaud en voiture. Un biberon d'eau pour l'un, une orange pressée pour l'autre...
Arlette Sfeir les rejoint, quelques instants plus tard. Congratulations d'usage.
— Je suis ravie que vous ayez pu venir. Quel dommage que Michèle soit chez sa grand-mère !
— Ze veux zouer dans l'eau,  re-réclame Grégoire qui, depuis un moment, donne des signes d'impatience.
­— Tout à l'heure, mon trésor. En attendant, va t'amuser sur l'herbe. Mais ne t'éloigne pas, hein !
La conversation s'engage. On parle de tout, de rien — de soi essentiellement. Rose apprend de la sorte que son hôtesse, paraplégique suite à un accident de la route dans son enfance, a découvert le Liban au cours d'un voyage organisé.
C'est là que vous vous êtes connus, votre mari et vous ?
— Exactement. Tony était le conducteur du car. Comme rien n'est prévu pour les handicapés, dans ce pays, je l'ai mis à contribution. Il me portait chaque fois que nécessaire.
Et à force de vous porter, il ne vous a plus lâchée, c'est ça ?
— En quelque sorte. J'avais dix-huit ans, lui vingt-et-un, ce fut le coup de foudre. Je ne suis jamais repartie.
Un vrai conte de fées, apprécie Rose qui prend des notes.
— Par la suite, l'idée nous est venue de créer cette structure adaptée aux besoins des personnes comme moi.
Et… ça marche ?
Pas trop mal.
— J'imagine que, dans les agences de voyage et les guides touristiques, vous… Mon Dieu !
Tout en parlant, Rose a tourné machinalement la tête pour surveiller son fils. Et ce qu'elle aperçoit lui arrache un cri. Un énorme chien noir rôde autour de l'enfant.
— Ne bouge pas ! la retient Amir. Pas de mouvement brusque, surtout. Tu pourrais l'effrayer.
Il se lève, et très lentement, se dirige vers Grégoire, en susurrant d'une voix feutrée :
Tout va bien… Tout va bien…
Rose, paralysée de peur, ne le quitte pas des yeux, tandis que, dans son dos, Antoine Sfeir gronde :
— Encore, cette sale bête ! Cette fois, je lui règle son compte. Ces chiens errants sont une véritable plaie.
Il… il n'est pas à vous ?  bredouille Rose.
Elle aurait dû s'en douter. Les possesseurs d'animaux domestiques sont rares, au Liban. Chiens et chats vivent et se reproduisent dans la nature, craignant l'homme et réciproquement.