vendredi 12 août 2016

ROSE 103

 

                                            GABRIEL ASKAR


Une vingtaine de minutes plus tard, ils débarquent tous les quatre sur le territoire français. Le soleil est de la partie, c'est déjà ça.
Une fois les formalités de douane accomplies et les bagages récupérés, Amir, qui visiblement cherchait quelqu'un des yeux, pousse une exclamation :
Ah, le voilà !
Rose suit son regard. Derrière la grande vitre qui donne sur le hall de l'aéroport, une silhouette familière : celle, haute et cambrée, d'un danseur de tango.
Cette vision lui procure une bouffée de joie inattendue : c'est un peu  du Liban qui ressurgit sans crier gare. Dès lors, ce lieu inconnu perd son hostilité.
­ — Houhou, Gaby ! roucoule-t-elle en pressant le pas.
Les panneaux de verre s'écartent. Gaby Askar s'avance, les bras tendus :
Welcome to Paris, les amis ! Vous avez fait bon voyage  ? 
Un peu fatigant… Tu est gentil d'être venu nous accueillir.
 — Penses-tu, c'était la moindre des choses !
Le mentor prend d'office la tête de la troupe — c'est-à-dire qu'il s'empare du chariot à valises sur lequel trône Grégoire, et fonce vers l'ascenseur.
­— Ma voiture est au troisième sous-sol, précise-t-il, en appuyant sur le bouton.
Qu'est-ce que tu as, comme bagnole ? s'enquiert Amir.
Une Peugeot de location.
C'est une marque, ça ? susurre Rose.
Ils rient. Tout comme le temps, l'humeur est au beau fixe.

Le tronçon d'autoroute, puis la traversée de Paris, captive tout ce petit monde. Captive… et déçoit, en ce qui concerne Rose, du moins. Bien qu'ayant passé les seize premières années de sa vie à trois cents kilomètres à peine de la "ville lumière", elle n'y a jamais mis les pieds. Mais elle en a si souvent rêvé… Nourrie d'une littérature début de siècle qui mythifiait la "capitale des arts et des lettres", éblouie par les mouvements impressionniste, surréaliste, existentialiste qui y ont vu le jour, et dont elle a pêle-mêle avalé le folklore (à défaut d'en assimiler les rudiments), elle s'est forgé de Montmartre, Pigalle, les stations-de-métro-entourées-de-bistrots, les caves de Saint Germain-des-Prés et les Champs Elysées où flânait Yves Montand, une image ultra-fantasmatique. Rien à voir avec la réalité, bien entendu.  D'autant que pour se rendre chez leur hôte, ils empruntent le boulevard périphérique dont le moins qu'on puisse dire est qu'il manque singulièrement de pittoresque.
— Où l'est, la touréfèle ? réclame Grégoire, le nez écrasé contre la vitre arrière.
Amir réitère sa promesse :
— Je t'y emmènerai demain, si tu es sage. Tu as vu toutes les autos ?
Vroum, vroooum, approuve le petit garçon.
Rose pousse un bref soupir de désapprobation.
Tu parles d'une circulation. Pire qu'à Beyrouth !
— Mais plus disciplinée, signale Gaby Askar. Ici, au moins, les conducteurs s'arrêtent aux feux rouges. On ne risque pas sa vie chaque fois qu'on traverse.
Porte de Bagnolet. La voiture ralentit, oblique à droite. S'évade de l'infernal circuit pour s'engager enfin dans les rues parisiennes.
Aaah ! apprécie Rose.
Un square, à droite. Devant, une avenue bordée d'arbres. Des terrasses de cafés bondées de consommateurs en tenues estivales. Et ce ciel couleur de lavande sur lequel se découpent, en ombre chinoise, les vieux toits de zinc peuplés de moineaux…
— J'habite dans un quartier très vert, très calme, reprend Gaby. Enfin… si l'on peut parler de calme en ce moment, rectifie-t-il aussitôt. Parce que ça va plutôt mal, ici…
Qu'est-ce qui va mal ? s'étonne Amir.
— Il y a un mécontentement général, une espèce de marasme qui s'installe de plus en plus. Les Français sont incroyables : ils vivent dans le pays de la liberté et n'arrêtent pas de se plaindre de leur gouvernement, de faire des manifs, de se mettre en grève. Comme s'ils cherchaient à rompre ce bel équilibre, et…
Il s'interrompt pour désigner les grilles d'un gigantesque parc.
—Les Buttes-Chaumont. Maintenant, il s'agit de se garer, et ça, ce n'est pas le plus simple.
Tandis que la voiture longe les grilles à la recherche d'une place de parking aléatoire, Rose glisse à l'oreille de son fils aîné :
Tu as vu les balançoires ?
S'il a vu !
— Ze veux aller là-bas, exige-t-il, le doigt tendu en direction de l'aire de jeux qui se devine entre les buissons fleuris.
— Tout à l'heure, promet Rose. On dépose nos bagages, on mange un petit morceau et je vous y conduis, toi et ton frère.
Voilà une perspective qui va faire tenir Grégoire tranquille, oh ! cinq  minutes, au moins !


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