vendredi 30 septembre 2016

ROSE 152



















PROMENADE NOCTURNE

Hélas, la création demande un minimum d'entrain. Or, du fait de sa maladie — dont c'est justement la caractéristique —, Amir en est, pour l'heure, totalement dépourvu. Dès lors, bien qu'ayant apprécié à sa juste valeur le spectacle des Clounes, il "sèche". Et au bout de trois jours d'essais infructueux, déclare :
Je renonce.     
— QUOI ? bondit Rose. Tu n'es pas sérieux, là ? Tu laisserais passer une occasion pareille ?
En ce moment, je suis incapable d'aligner trois notes.
Il a la voix qui tremble, en disant ça.
Navrée par ce poignant constat, Rose hésite entre le plaindre et le secouer. Puis elle se dit que ces deux attitudes sont aussi infantilisantes l'une que l'autre — donc indignes de l'amour qu'elle lui porte — et opte pour une troisième : le défi.
— À toi de décider, hein, lance-t-elle. Moi, je veux bien rester serveuse jusqu'à la fin de mes jours !
Résultat des courses : non seulement Amir ne crée pas, mais il s'enfonce encore un peu plus dans son mal-être.



                                                    *

Une nuit :
Amir ?
Ça va ?
Rose se redresse sur le coude. Un filet de lune, pénétrant entre les rideaux disjoints, dessine le profil de son mari, à ses côtés, dans l'ombre. On dirait un gisant de marbre. Allongé sur le dos, les bras le long du corps et les yeux grand ouverts, il fixe un point très loin, droit devant lui.
Amir, insiste-t-elle. Amir, réponds-moi !
Il tourne la tête vers elle. Ses yeux brillent étrangement.
Tu pleures ?
Depuis quelques temps, il ne fait plus que ça, pleurer. Elle l'enveloppe dans ses bras, le berce.
— Qu'as-tu, mon amour ? Pourquoi ne dors-tu pas ? Il est au moins deux heures du mat' !
         Et lui, dans un souffle :
Je ne te mérite pas.
C'est quoi, ce nouveau délire ?
— Ce n'est pas un délire, c'est la vérité. Tu devrais me quitter, refaire ta vie ailleurs.
Elle allume la lampe de chevet ; il est pâle à faire peur.
            — Tu veux qu'on parle, Amir ? Tu as quelque chose de spécial à me dire ?
Pas de réponse. Il a repris sa pose de gisant muet. Littéralement muré dans sa souffrance.
Euh… On va faire un tour ?
L'entraîner dehors, c'est tout ce qu'elle a trouvé pour le pousser à bouger. À quitter cette immobilité de statue qui la transit.
         Elle le prend par la main, le tire du lit. L'oblige à s'habiller :
— Allez ! Ton pantalon… Ton pull, maintenant ;  tes chaussettes.
Il obéit en automate.

jeudi 29 septembre 2016

ROSE 151




















CHANGEMENT DE PATRONNE (SUITE)


         Quelques jours plus tard :
Rose, vous ne voudriez pas venir travailler chez moi ?
Rose avale sa salive.
Pour de vrai, vous voulez dire ?
— Oui, j'ai absolument besoin de quelqu'un. Toute seule, je ne m'en sors pas, et, dans son état, Béchir ne m'est plus d'aucune aide.
Si ça ne tenait qu'à elle, Rose sauterait d'emblée sur l'opportunité. Mais il y a Amir…
Devant son manque d'empressement, Mme Irène insiste :
— Je vous ferai un contrat tout ce qu'il y a d'officiel, vous savez ! Avec lequel vous pourrez demander un permis de travail, ce qui vous donnera droit à la sécurité sociale et tout le bataclan. Pour vous, c'est assez inespéré !
Rose en est bien consciente, cependant, elle hésite. Pèse le pour et le contre. Envisage le conflit conjugal et ses déplorables conséquences — en particulier l'aggravation probable de l'état d'Amir — avant de réaliser que, grâce à la sécu, elle va pouvoir lui offrir les soins d'un spécialiste.
Ce dernier argument l'emporte sur tous les autres.
— D'accord ! Mais laissez-moi deux ou trois jours pour préparer le terrain : moi aussi, j'ai un homme mal en point…

Le destin, décidément clément, va jouer en sa faveur car, le soir même :
— Lili nous invite à dîner, annonce Amir, en ramenant Grégoire de l'école. Son mari aimerait me rencontrer, paraît-il.
— Tant mieux, répond Rose, préoccupée par son aveu.
« Je lui dirai demain, décide-t-elle. Inutile de gâcher sa soirée. »      Et, avec un enjouement qui sonne faux, elle ajoute :
— Ce sera l'occasion d'inaugurer ma belle robe.
La mode hippie, qui commence à sévir, a mis au goût du jours les fringues "venues d'ailleurs". Tuniques indiennes, boubous africains, blouses roumaines et bottes scandinaves rehaussées de broderies fleurissent dans les rues et aux vitrines des magasins. La panoplie d'Omane ne dénotera donc pas dans le paysage.
Non seulement elle ne dénote pas, mais elle récolte un franc succès !
— Tu es magnifique, s'exclame l'institutrice lorsque, ayant retiré son manteau, Rose lui apparaît dans toute sa splendeur.
Et Lucas de renchérir :
— On dirait une apparition !
— Merci, roucoule Rose — dont les soucis s'envolent, chassés par le compliment.
Lili et Lucas habitent à deux pas de l'école, dans un appartement de fonction joli comme tout.
« Bien arrangé, surtout », estime Rose, séduite par la décontraction du lieu.
Plantes vertes, tables basses, coussins… Pas de fauteuils, mais une moquette à longs poils où l'on se vautre… Petits éclairages judicieusement placés, accentuant l'ambiance feutrée…
— J'adore votre intérieur, s'exclame-t-elle. Je sais, je me répète, je vous l'ai déjà dit à Noël, mais…
Se tournant vers son mari :
— Tu vois, c'est une déco comme ça que j'aimerais, chez nous.
Lucas se marre. Il a la même dégaine à la ville que sur scène (Pfouf en moins) :  un grand flandrin* tout maigre avec une grosse moustache et un petit gilet noir sur sa chemise rayée. Lili, quant à elle, a remplacé son jean par une jupe longue dans laquelle elle trébuche sans cesse.
— Faudrait que la raccourcisse, dès que j'aurai cinq minutes…
La voix de Cat Stevens s'élève en sourdine : « My lady d'Arbanville… »
Ça aussi, j'adore, apprécie Rose.
Comble du bonheur : Grégoire se tient coi. La présence de sa maîtresse l'impressionne, c'est évident. Ainsi que celle de Lucas, son dieu.
Pourvu que ça dure, remarque Amir, mi-figue mi-raisin.
J'ai ce qu'il faut pour, répond Lili.
Et, tandis que son mari sert les apéritifs, elle se glisse dans la pièce voisine dont elle ramène une montagne de jouets.
— Ce sont ceux de ma classe que j'ai emportés en prévision de ce soir. Il faut bien que tout le monde rigole, n'est-ce pas les bouts-de-chou ? Pas seulement les grandes personnes ! Allons, venez vous amuser !
Les bouts-de-chou ne se font pas prier.
— Pfiou, tu sais y faire, toi, avec les mômes, souffle Rose, admirative. Je n'ai jamais vu mes monstres aussi sages.
Je n'ai aucun mérite : c'est mon métier. 
À croire que tu les as envoûtés.
— Evidemment ! Tu ne savais pas qu'ils n'engagent que des sorcières diplômées, dans les maternelles ?
La vanne, un peu bébête, déclenche l'hilarité de Rose. Il y avait bien longtemps qu'elle ne s'était pas sentie aussi détendue… Et ça ne fait que commencer.
— Un producteur-télé veut tourner un court-métrage sur nous, explique Lucas, tout en sirotant son vin d'orange (fabrication maison). Une sorte de documentaire plus ou moins romancé, d'une vingtaine de minutes environ. Et on cherche quelqu'un pour nous faire la musique. Tu es compositeur, toi, non ?
La question s'adresse à Amir.
Euh… répond celui-ci, pris de court.
— Bien sûr, intervient Rose. C'est lui qui a conçu les airs de mes chansons. À nous deux, nous avons mis au point tout le répertoire de Gabriel Askar, tu sais "le chanteur venu du Levant"… Ce sont les journalistes qui lui donnent ce surnom, précise-t-elle, devant l'expression d'ignorance de ses hôtes.
Ceux-ci ne voient pas du tout de qui il s'agit — ils ne doivent pas lire les mêmes journaux, sans doute —, mais puisqu'elle le dit !
— Dommage que tu n'aies pas pris ta guitare, mon chéri, déplore Rose. On aurait pu leur faire une p'tite démonstration.
J'ai la mienne, si vous voulez, s'empresse Lucas.
Et avant qu'Amir n'ait le temps de protester — car, en ce qui le concerne, il n'a nulle envie de se donner en spectacle —, il se retrouve en possession de l'instrument.
Vas-y, joue-leur « Ça vaut pas l'coup », l'encourage Rose.
Oh non, on risque de les ennuyer.
Double protestation indignée :
Jamais de la vie !
Nous n'attendons que ça, au contraire.
À contrecœur, Amir égrène deux ou trois notes. Et Rose d'entonner à pleine voix :

Des luttes sans merci, de jeunes ventres ouverts
         Qui réclament la paix de toutes leurs entrailles…

Or, elle chante affreusement faux. Son mari, pris de pitié, se résout donc à l'accompagner, histoire de soutenir son timbre défaillant. Et une fois le morceau terminé :
— Euh… c'est bien, dit Lili. Les paroles sont sympas.
— La musique aussi, approuve Lucas, mais je te préviens tout de suite, ce n'est pas du tout ce genre-là qu'on recherche. C'est quelque chose de beaucoup plus pêchu. Une ligne mélodique à la fois grinçante et guillerette, un peu dans l'esprit Nino Rota, tu vois ? Avec de la flûte, du xylophone, éventuellement de la clarinette. Ou du saxo… 
— Il faudrait qu'il assiste à vos sketchs, suggère Lili. Ça l'aiguillerait.
— Tout à fait.  Tu pourrais te libérer demain soir, Amir ? On passe à la Cartoucherie de Vincennes. 
Oui, répond Rose à la place de son mari.
— Je viens te chercher chez toi vers six heures, comme ça, tu feras la connaissance de Bobo et Alain avant la représentation.
— Génial ! applaudit Rose, tandis qu'Amir replonge dans son mutisme.

Un peu plus tard, chez eux :
— Pourquoi tu n'as pas montré plus d'enthousiasme ? demande Rose. C'est fantastique, ce que Lucas te propose, non ?
Amir hausse des épaules lasses.
J'y crois pas, à son truc.
Ça, c'est la meilleure ! Et pourquoi, s'il te plaît ?
Pfff, ce sont des projets en l'air.
Ce défaitisme a le don d'horripiler Rose.
— Qu'est-ce que tu en sais ? éclate-t-elle. Un job parfaitement dans tes cordes, valorisant en plus, te tombe du ciel, et toi, tout ce que tu trouves à dire, c'est "j'y crois pas !" Tu veux t'en sortir, oui ou non ?
Cet air penaud qu'il prend, l'œil éteint, la lippe morne !
         « Saloperie de dépression », pense Rose, et, radoucie, elle l'exhorte :
— Courage, mon chéri ! Ne laisse pas la maladie prendre le dessus. Fais un effort de volonté, je t'en prie, sinon, on est fichus.
Il lui lance un regard de chien battu.
Je voudrais bien, mais…
— Bon, écoute, je te propose un deal : Mme Irène veut m'engager ; je vais accepter provisoirement. Mais sitôt que tu auras trouvé un boulot — celui-là ou un autre, peu importe —, je donne ma démission. Ça te va comme ça ?
Il serre les poings, les dents :
Marché conclu.
« Ouf, la pilule est passée, pense Rose, soulagée. Merci les Clounes ! »


* Flandrin : habitant des Flandres.   Ainsi désigne-t-on, en Belgique, un homme très grand et légèrement voûté.


mercredi 28 septembre 2016

ROSE 150

















                            CHANGEMENT DE PATRONNE


Contrairement à ce qu'elle redoutait, Rose ne s'en sort pas trop mal. Les rares clients se montrent fort surpris du "changement de patronne". Surpris et satisfaits car, comme le déclare l'un d'eux : « Entre une vieille et une jeune, moi, je préfère la jeune. » Remarque pleine de bon sens et qui résume clairement l'opinion générale.
Ayant, donc, durant six heures d'affilée, servi des bières, des ballons de rouge, préparé des "sec beurre"* et empoché quelques gentils pourboires, Rose se dit qu'en fin de compte, ce métier en vaut un autre — et serait même plutôt moins prise de tête que la plupart de ceux qu'elle a exercés. Si, par chance, Mme Irène lui proposait de rester, elle ne refuserait pas.
Elle se garde bien de faire part de cette réflexion à son mari, qui l'accueille d'un grinçant :
— Alors, tu t'es bien fait draguer ? 
— T'en as pas marre de raconter des conneries ? soupire-t-elle — tout en se raisonnant intérieurement : « Il est dépressif, il voit tout en noir, rassure-le au lieu de lui rentrer dans le chou ! »
Elle entreprend donc de lui décrire sa journée, avant de conclure:
— Sitôt que Béchir sortira de l'hôpital, j'arrête, promis-juré.
— Je l'espère, parce que, franchement… Ce serait une brasserie correcte, encore, je ne dirais rien, mais te savoir confrontée à ces pochtrons de bas étage qui n'ont qu'une seule idée — et tu devines laquelle —, ça me rend malade !
—Qu'est-ce que tu vas chercher ? Leur seule idée, c'est de boire un coup. D'ailleurs, si tu flippes, t'as qu'à venir vérifier.
  Pour avoir l'air d'un mac qui surveille sa gagneuse ? Non merci.
Béchir le faisait bien, lui.
Justement !
Outrée par l'allusion, Rose explose :
— Attends… J’ai mal compris, ou tu traites Mme Irène de pute ?
Qu'est-ce qu'elle faisait, en Algérie, à ton avis ?
Alors là, t'es vraiment ignoble !
Le ton monte, monte… puis retombe, d'un coup, quand Amir s'effondre, la tête dans les mains.
— Tout ça parce que je suis incapable de faire vivre ma famille… Je ne suis qu'un minable, une loque. Un raté.
N'importe quoi ! s'indigne Rose.
Elle le prend dans ses bras. Et ils pleurent tous les deux, serrés l'un contre l'autre.

Le lendemain, Amir accompagne Rose Aux Bons Amis. Il s'assied tout au fond, sur la chaise de Béchir. Et reste là, dans l'ombre, immobile, l'œil fixe.
« Pathétique », pense Rose, le cœur en berne.
Ça dure quatre jours — le cinquième étant un dimanche — puis l'ambulance ramène le petit homme qui reprend sa place, mais en fauteuil roulant, cette fois. Et Rose retourne dans ses foyers guetter le téléphone, des fois qu'on répondrait à sa petite annonce.


                           * abréviation de : sandwich beurre-saucisson sec


mardi 27 septembre 2016

ROSE 149
















            BÉCHIR



Finalement, le nouvel arrangement convient fort bien à Rose : pendant qu'elle recopie le mémoire de Dino, Amir endosse le rôle d'homme-au-foyer. C'est lui qui conduit Grégoire à l'école — où il fait, à son tour, connaissance de Lili —, promène Olivier, s'occupe des courses et des repas, bref la décharge de toutes les corvées ménagères qui la freinaient dans son travail. De sorte qu'elle vient à bout du manuscrit en un temps record — c'est-à-dire un peu plus d'un mois.
Dino Fumetti s'estime satisfait, lui signale deux ou trois coquilles qu'elle corrige illico presto, et la paie rubis sur l'ongle.
— Avez-vous encore besoin de mes services ? s'informe-t-elle, pleine d'espoir.
Malheureusement, non. Il a mis cinq ans pour écrire ce texte, alors,  dans cinq autres années, peut-être ?
Voilà donc Rose à nouveau sans boulot.
— J'ai peut-être une maman d'élève qui cherche une nourrice pour son bébé, lui dit Lili. Ce serait dans tes cordes, ça, non ?
Ce serait. Et même dans ses goûts.
Hélas, renseignements pris, la nourrice est trouvée.
— Mets une petite annonce chez les commerçants, lui recommande Lili. En général, ça marche.
Rose s'empresse de suivre ce judicieux conseil. Mère de famille sérieuse garderait enfants n'importe quel âge, inscrit-elle, suivi de son numéro de téléphone, sur une demi-douzaine de feuilles volantes qui trouvent aussitôt place à la vitrine des Bons Amis, de la boulangerie, de l'épicerie, du pressing, ainsi que sur le panneau d'affichage de la superette.
Il ne reste plus qu'à attendre.

Un événement inattendu va mettre un terme prématuré à cette attente. Deux jours plus tard, en allant aux nouvelles chez Mme Irène, Rose trouve le troquet fermé. Ce qui l'étonne grandement car c'est un mercredi.
Elle repasse en cours de journée, toujours fermé.
Le lendemain, pareil.
Enfin, le surlendemain, une Mme Irène effondrée rouvre l'établissement. Béchir a eu un infarctus.
Il n'est pas… ? s'étrangle Rose.
      — Non, mais c'est tout comme : il restera paralysé du côté gauche.
Mon Dieu ! Qu'allez-vous faire ?
Ça, Mme Irène n'en a pas la moindre idée.  Pour l'heure, elle se lamente :
— Avec tout qu'ils lui ont fait subir, ces maudits tortionnaires, il avait le cœur fragile, obligé.
— Je comprends, dit Rose. Mais… il est encore en vie, n'est-ce pas ? C'est le plus important .
Mme Irène acquiesce avec ferveur.
— Mon pauvre Béchir qui a tellement horreur des hôpitaux  ! Il me réclame sans arrêt, mais comment voulez-vous que je fasse ? Je ne peux pas me couper en deux. Et si je laisse le bistrot aller à vau l'eau, on court tout droit à la faillite.
— Euh… Je pourrais peut-être vous remplacer jusqu'à ce qu'il aille mieux ? propose Rose.
C'est sorti tout seul, sans préméditation aucune. L'un de ces élans spontanés dont elle est coutumière, et qui, par le passé, lui ont joué tant de mauvais tours.
Vous feriez ça pour moi ? s'éclaire Mme Irène.
— Ben… oui. Il suffit que vous m'indiquiez le prix des consommations, et…
— Oh, merci, ma petite ! Merci ! Vous pourriez commencer tout de suite ?
Pourquoi pas ? Je cours prévenir Amir et je reviens.
La réaction de ce dernier n'est pas du tout, du tout celle que Rose attendait.
Quoi ? Toi, serveuse dans un bar malfamé ? Pas question !
— Et d'un, ce n'est pas un bar malfamé. Et de deux, je ne suis pas "serveuse", je dépanne une copine qui a des ennuis, nuance. La solidarité, ça existe, figure-toi. Et de trois, je te signale que toi, t'as fait la manche : ce n'est pas mieux.
Là, t'es gonflée. Tu oublies que c'est toi qui m'y as poussé ?
Preuve que j'ai bien moins de préjugés que toi.
La discussion tourne au dialogue de sourds, et pendant ce temps-là, Mme Irène poireaute.
— On en reparlera ce soir, tranche Rose, plantant là son mari et son fils.


    *

— Le tarif des boissons est marqué ici, explique Mme Irène. Les horaires d'ouverture et de fermeture sont sur la porte, mais je serai rentrée avant. Vous avez bien compris comment fonctionne la caisse enregistreuse ?
Oui, oui, vous pouvez partir tranquille.
— La clé de la réserve est dans le tiroir, au cas où. Et voici le numéro de l'hôpital. Si vous avez le moindre souci, n'hésitez pas à me sonner.
Rose est presque obligée de la pousser dehors.
— Ne vous en faites pas, je m'en sortirai très bien. Allez, sauvez-vous vite ! Et embrassez Béchir pour moi.
Je n'y manquerai pas.
« Bon, pense Rose, sitôt qu'elle se retrouve derrière le comptoir. Maintenant, ma cocotte, il s'agit d'assurer. »
Ça, c'est une autre paire de manches !

lundi 26 septembre 2016

ROSE 148

















ATTENTE

Rose relit vingt fois la phrase sans parvenir à en comprendre le sens exact.
Le fascisme est la réponse de la bourgeoisie aux abois chaque fois que, radicalisé par la crise du capitalisme, le peuple cesse d'être dupe des leurres, par elle érigés en garde-fous, que sont la liberté, l'égalité et la démocratie, et, sous l'égide d'esprits lucides, tente de s'emparer du pouvoir afin de contrôler son propre devenir.
 Ce style ampoulé la désarçonne d'autant plus qu’elle le décrypte mot à mot.
« Il ne pourrait pas faire des phrases un peu moins longues, sapristi ? grogne-t-elle. Quand  j'arrive au bout, je ne me souviens même plus du début. »
         N'empêche que, en dépit de son aridité, ce Mémoire du communisme italien face à la montée du fascisme lui ouvre l'esprit sur des faits historiques qu'elle ne connaissait pas.
« Jamais je ne me serais farci ce genre de truc indigeste en temps normal, se dit-elle. Mais puisque j'y suis obligée, instruisons-nous ! »
Elle est comme ça, Rose : elle s'investit à fond dans tout ce qu'elle fait — fût-ce le récit des tribulations du Parti italien, entre 1921 et 1924. C'est sa manière à elle de traverser les moments difficiles sans y laisser trop de plumes.
Nous sommes le 27 décembre. Elle n'a aucune nouvelle d'Amir. Ni coup de fil ni lettre, ce qui n'a rien d'étonnant en soi, les uns étant hors de prix et les autres d'une lenteur insensée. Il l'a prévenue, d'ailleurs : pour dix jours, ça ne vaut pas la peine qu'ils cherchent à se contacter.
Elle compte sur ses doigts. Dans moins d'une semaine, il sera là. Haut les cœurs, donc — même si, en ce qui la concerne, ces six jours équivalent largement à six siècles.
« Quand il rentrera, j'inviterai Lili et Lucas, se promet-elle. Il va les adorer. Et je l'emmènerai applaudir les Clounes, s'ils repassent dans le coin. »
Les projets, ça aide à attendre.

                                                     *

Et comme tout arrive, y compris les meilleures choses, le 2, Amir est là. Rose, qui travaillait d'arrache-pied afin de tromper son impatience, entend soudain le bruit de la clé dans la serrure. Elle bondit sur ses pieds, crie à ses enfants : « C'est papa ! » et se jette au cou du nouveau-venu. Grégoire en fait autant. Quant à Olivier…
Lâchant la chaise qui lui servait de tuteur, il se hâte en direction de son père sur ses deux pieds. Les bras tendus, les jambes écartées, manquant à chaque instant de perdre l'équilibre, petit château branlant au sourire lumineux…
Amir le reçoit contre lui, ému aux larmes.
— Bravo, yayouné*. Quel merveilleux accueil !  C'est vrai que tu as deux ans, maintenant.
— Il a eu des légos pour son anniversaire, dit Grégoire. Mais il est trop petit, alors c'est moi qui zoue avec.
T'es un malin, toi, rit Amir.
         — Tu as plutôt bonne mine, mon chéri, constate Rose. Comment c'était ?
— Assez agréable. Rachad et Omane t'embrassent, d'ailleurs elle m'a remis un cadeau pour toi.
Et la petite ? 
— Toujours pareil. Julie ne la quitte pas d'une semelle. D'après Omane, c'est son point d'ancrage dans la réalité. Si Nadège évolue, ce sera grâce à elle.
— Tant mieux, soupire Rose — qui, secrètement, espérait que son mari ramènerait la chienne.
Puis vient la question qui lui brûle la langue :
Ça ne t'a pas donné envie de te réinstaller au Liban ?
Pour rien au monde.
Et de lui expliquer que, premièrement, il a affirmé à toutes ses connaissances que l'orchestre marchait du tonnerre.
— Je n'allais pas leur avouer mon échec, tu penses. De quoi j'aurais eu l'air ?
Deuxièmement, la situation politique est de plus en plus instable : il ne se passe pas un jour sans qu'Israël bombarde les villages frontaliers, devenus, selon les propre termes du président Zalman Shazar, "des foyers de sédition palestiniens". Et troisièmement, maintenant qu'il a vécu ailleurs, il ne supporte plus la mentalité orientale.
— Qu'est-ce que tu lui reproches, à la mentalité orientale ? s'insurge Rose.
Elle est, comment dire ? superficielle. Sans profondeur.
N'empêche qu'on était mille fois mieux là-bas qu'ici.
— À court terme, peut-être, mais il n'y a pas d'avenir, dans ce pays, ni pour nous, ni pour nos enfants.
Le temps, hélas, va lui donner raison : six ans plus tard, le Liban ne sera plus qu'un vaste champ de bataille.

Le cadeau d'Omane est somptueux : une tenue complète de princesse arabe. La robe, le pantalon, le voile, les babouches, dans des tissus précieux et froufroutants dignes d'une Shéhérazade hollywoodienne.
Quelle splendeur ! s'émerveille Rose.
Passe la vite, dit Amir.
         La  nuit qui va suivre aura — forcément — des allures de conte des Mille et une nuits.


                                                     * yayouné : chéri (pour un enfant)