samedi 10 septembre 2016

ROSE 132























                  MADAME IRÈNE (BIS)


          Amir téléphone tous les jours, ou presque. Et, insensiblement, son ton change. D'enthousiaste qu'il était au départ : « On a un succès fou ! Autographes, interviews, télés, la totale ! Ton mari est une star, habibté  », il se mitige, virant petit à petit au désaveu total. Si bien qu'au bout d'une semaine, le jeune homme craque et vide son sac. En fait, il frime depuis le début. Ce qui aurait dû être une tournée triomphale s'avère un plan minable. Des petites animations dans les maisons des jeunes, les campings, les centres commerciaux, pour des cachets de misère qui payent à peine leurs chambres d'hôtel et leurs sandwiches.
         Rose est atterrée.
Laisse tout tomber et rentre, dit-elle.
— Je voudrais bien, tu penses, mais ce serait dégueulasse vis-à-vis des copains. Et de notre agent, surtout. Il ne s'en relèverait pas, le pauvre. On s'est engagés pour un mois, faut qu'on aille jusqu'au bout, que ça nous plaise ou non.
Devant tant d'abnégation, Rose monte sur ses grands chevaux.
— Et moi ? revendique-t-elle.
C’est qu’elle s'en contrefiche, elle, de l'agent, de Gaby et des autres ! Si elle a accepté de se mettre en stand by, c'était pour qu'Amir vole vers la gloire, pas pour qu'il se couvre de ridicule.
— Tu te rends compte de tout ce que je lui ai sacrifié, à ta foutue carrière ? Le Liban, j'y serais bien restée, figure-toi ! J'étais mille fois mieux là-bas que dans cette banlieue pourrie. Et tout ça pour quoi, tu peux me le dire ? Pour que tu te mines le moral en allant faire le guignol dans les supermarchés. Avec ton talent ! Non mais je rêve !
         Mauvaise réaction.
         Très mauvaise. 
On ne tire pas sur une ambulance, dirait Suzanne Vermeer, et, pour une fois, elle aurait raison.
         — Bonjour le réconfort, siffle Amir, avant de raccrocher.
         Et Rose reste là, toute seule, avec une barre de plomb sur l'estomac, ses yeux qui s'humidifient lentement et, dans l'oreille, le  bip…bip… cynique de l'écouteur.

         Réflexe immédiat : chercher des bras où se réfugier, féminins de préférence. Elle est comme ça, Rose : incapable de garder sa souffrance pour elle seule. Les larmes, estime-t-elle, ça se partage ou on en crève.
         Le problème, c'est qu'ici, des bras compatissants, il n'y en a pas des masses. Sa mère est en Belgique — et comme consolatrice, elle ne vaut pas un clou —, tante Ida également. Têta est morte. Quant à Omane, Mme Izmirlian, ou même Mona, elles font partie de ce que Rose, de plus en plus, considère comme "le paradis perdu" …
         Et Grégoire ? Olivier ?
         On ne mêle pas des gosses à ça, voyons. Qu'y a-t-il de plus insécurisant, pour un petit enfant, que de voir pleurer sa mère ?
         En désespoir de cause, Rose se rejette sur l'unique personne qu'elle connaît en France : Mme Irène.
— Vous voulez une glace, les mômes ?
          À cette heure-ci, ils devraient déjà être au lit, mais on peut faire une exception : ce n'est pas tous les jours la fin du monde.
Ouiiiiii  ! répondent-ils d'une seule voix.
Mme Irène est sur le point de fermer quand le trio déboule, les gosses en pyjama, la mère en larmes. Sans hésitation, elle charge Béchir de baisser le volet de fer et de ranger les tables tandis qu'elle pare au plus pressé : sortir deux glaces du congélo et une bouteille de gnôle de sous le comptoir.
Qu'est-ce qu’il vous arrive, ma petite ?
Rose raconte tout, sans rien omettre. Et quand elle a fini :
        — Ah là là, les hommes, soupire Mme Irène en lui resservant un verre.
On peut avoir horreur de l'alcool et, dans certaines circonstances, en apprécier les bienfaits. Petit à petit, Rose se réchauffe — elle était gelée, malgré la température estivale —, sa douleur s'estompe, se réduit comme peau de chagrin. N'en reste qu'une boule sourde au fond de sa poitrine, gênante mais supportable.
— Faudrait qu'il essaye la Fête de l'Huma, votre artiste, dit Mme Irène.
— De quoi il s'agit-il ? s'enquiert Rose, larguée.
— Une grande fête communiste qui se déroule chaque année à La Courneuve. Pendant deux jours, des milliers de visiteurs défilent, et il y a des spectacles : chanteurs, musiciens…
          Vous voudriez qu'Amir joue dans une kermesse ? s'indigne Rose. Pfff, ça ne vaut guère mieux que les campings et les supérettes, ça !
                   — Détrompez-vous, "ils" engagent de très grosses vedettes : Jean Ferrat, Léo Ferré, Jacques  Dutronc, Antoine, Michel Polnareff… Sans compter les débutants bourrés de talent. L'année dernière, j'ai été applaudir un p'tit gars, Yves Simon il s'appelle. On entendra parler de lui, je vous le prédis.
 —Au Liban, Amir se produisait dans les plus grandes salles, signale Rose.
— Même les plus grande salles n'ont pas autant de public que la fête de l'Huma.
C'est ainsi que Rose apprend que Mme Irène milite au P. C.
— Nous luttons pour un monde meilleur, plus égal, plus juste, lui explique-t-elle.
— Ça, c'est bien, approuve Rose qui, pour l'instant, a d'autres sujets de préoccupation.
Elle cherche ses fils des yeux.
Qu'est-ce qu'ils font, mes monstres ? On ne les entend pas.
Et pour cause : ils somnolent sur les genoux de Béchir qui leur fredonne des mélopées. Rose, tout à sa conversation, a loupé ça. Elle en éprouve un regret furtif.
— C'est beau, cet air, dit-elle, en récupérant Olivier endormi et Grégoire qui ne vaut guère mieux. Merci monsieur.
Selon son habitude, le petit homme ne répond pas, mais darde sur elle de profonds yeux noirs, parfaitement inexpressifs.
— Bonne nuit, s'esquive Rose. Et excusez-moi de vous avoir retenus si tard.
— Y a pas de mal, répond Mme Irène. Si vous avez encore le cafard, n'hésitez pas : je suis à votre disposition.
Portant un loupiot, traînant l'autre, Rose rentre, en s'efforçant de ne pas zigzaguer. Et, arrivée chez elle, elle vomit. Elle en sera quitte pour un bon mal de crâne, et la résolution ferme et définitive de ne plus jamais boire une goutte d'alcool de sa vie.

                                  

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