jeudi 29 septembre 2016

ROSE 151




















CHANGEMENT DE PATRONNE (SUITE)


         Quelques jours plus tard :
Rose, vous ne voudriez pas venir travailler chez moi ?
Rose avale sa salive.
Pour de vrai, vous voulez dire ?
— Oui, j'ai absolument besoin de quelqu'un. Toute seule, je ne m'en sors pas, et, dans son état, Béchir ne m'est plus d'aucune aide.
Si ça ne tenait qu'à elle, Rose sauterait d'emblée sur l'opportunité. Mais il y a Amir…
Devant son manque d'empressement, Mme Irène insiste :
— Je vous ferai un contrat tout ce qu'il y a d'officiel, vous savez ! Avec lequel vous pourrez demander un permis de travail, ce qui vous donnera droit à la sécurité sociale et tout le bataclan. Pour vous, c'est assez inespéré !
Rose en est bien consciente, cependant, elle hésite. Pèse le pour et le contre. Envisage le conflit conjugal et ses déplorables conséquences — en particulier l'aggravation probable de l'état d'Amir — avant de réaliser que, grâce à la sécu, elle va pouvoir lui offrir les soins d'un spécialiste.
Ce dernier argument l'emporte sur tous les autres.
— D'accord ! Mais laissez-moi deux ou trois jours pour préparer le terrain : moi aussi, j'ai un homme mal en point…

Le destin, décidément clément, va jouer en sa faveur car, le soir même :
— Lili nous invite à dîner, annonce Amir, en ramenant Grégoire de l'école. Son mari aimerait me rencontrer, paraît-il.
— Tant mieux, répond Rose, préoccupée par son aveu.
« Je lui dirai demain, décide-t-elle. Inutile de gâcher sa soirée. »      Et, avec un enjouement qui sonne faux, elle ajoute :
— Ce sera l'occasion d'inaugurer ma belle robe.
La mode hippie, qui commence à sévir, a mis au goût du jours les fringues "venues d'ailleurs". Tuniques indiennes, boubous africains, blouses roumaines et bottes scandinaves rehaussées de broderies fleurissent dans les rues et aux vitrines des magasins. La panoplie d'Omane ne dénotera donc pas dans le paysage.
Non seulement elle ne dénote pas, mais elle récolte un franc succès !
— Tu es magnifique, s'exclame l'institutrice lorsque, ayant retiré son manteau, Rose lui apparaît dans toute sa splendeur.
Et Lucas de renchérir :
— On dirait une apparition !
— Merci, roucoule Rose — dont les soucis s'envolent, chassés par le compliment.
Lili et Lucas habitent à deux pas de l'école, dans un appartement de fonction joli comme tout.
« Bien arrangé, surtout », estime Rose, séduite par la décontraction du lieu.
Plantes vertes, tables basses, coussins… Pas de fauteuils, mais une moquette à longs poils où l'on se vautre… Petits éclairages judicieusement placés, accentuant l'ambiance feutrée…
— J'adore votre intérieur, s'exclame-t-elle. Je sais, je me répète, je vous l'ai déjà dit à Noël, mais…
Se tournant vers son mari :
— Tu vois, c'est une déco comme ça que j'aimerais, chez nous.
Lucas se marre. Il a la même dégaine à la ville que sur scène (Pfouf en moins) :  un grand flandrin* tout maigre avec une grosse moustache et un petit gilet noir sur sa chemise rayée. Lili, quant à elle, a remplacé son jean par une jupe longue dans laquelle elle trébuche sans cesse.
— Faudrait que la raccourcisse, dès que j'aurai cinq minutes…
La voix de Cat Stevens s'élève en sourdine : « My lady d'Arbanville… »
Ça aussi, j'adore, apprécie Rose.
Comble du bonheur : Grégoire se tient coi. La présence de sa maîtresse l'impressionne, c'est évident. Ainsi que celle de Lucas, son dieu.
Pourvu que ça dure, remarque Amir, mi-figue mi-raisin.
J'ai ce qu'il faut pour, répond Lili.
Et, tandis que son mari sert les apéritifs, elle se glisse dans la pièce voisine dont elle ramène une montagne de jouets.
— Ce sont ceux de ma classe que j'ai emportés en prévision de ce soir. Il faut bien que tout le monde rigole, n'est-ce pas les bouts-de-chou ? Pas seulement les grandes personnes ! Allons, venez vous amuser !
Les bouts-de-chou ne se font pas prier.
— Pfiou, tu sais y faire, toi, avec les mômes, souffle Rose, admirative. Je n'ai jamais vu mes monstres aussi sages.
Je n'ai aucun mérite : c'est mon métier. 
À croire que tu les as envoûtés.
— Evidemment ! Tu ne savais pas qu'ils n'engagent que des sorcières diplômées, dans les maternelles ?
La vanne, un peu bébête, déclenche l'hilarité de Rose. Il y avait bien longtemps qu'elle ne s'était pas sentie aussi détendue… Et ça ne fait que commencer.
— Un producteur-télé veut tourner un court-métrage sur nous, explique Lucas, tout en sirotant son vin d'orange (fabrication maison). Une sorte de documentaire plus ou moins romancé, d'une vingtaine de minutes environ. Et on cherche quelqu'un pour nous faire la musique. Tu es compositeur, toi, non ?
La question s'adresse à Amir.
Euh… répond celui-ci, pris de court.
— Bien sûr, intervient Rose. C'est lui qui a conçu les airs de mes chansons. À nous deux, nous avons mis au point tout le répertoire de Gabriel Askar, tu sais "le chanteur venu du Levant"… Ce sont les journalistes qui lui donnent ce surnom, précise-t-elle, devant l'expression d'ignorance de ses hôtes.
Ceux-ci ne voient pas du tout de qui il s'agit — ils ne doivent pas lire les mêmes journaux, sans doute —, mais puisqu'elle le dit !
— Dommage que tu n'aies pas pris ta guitare, mon chéri, déplore Rose. On aurait pu leur faire une p'tite démonstration.
J'ai la mienne, si vous voulez, s'empresse Lucas.
Et avant qu'Amir n'ait le temps de protester — car, en ce qui le concerne, il n'a nulle envie de se donner en spectacle —, il se retrouve en possession de l'instrument.
Vas-y, joue-leur « Ça vaut pas l'coup », l'encourage Rose.
Oh non, on risque de les ennuyer.
Double protestation indignée :
Jamais de la vie !
Nous n'attendons que ça, au contraire.
À contrecœur, Amir égrène deux ou trois notes. Et Rose d'entonner à pleine voix :

Des luttes sans merci, de jeunes ventres ouverts
         Qui réclament la paix de toutes leurs entrailles…

Or, elle chante affreusement faux. Son mari, pris de pitié, se résout donc à l'accompagner, histoire de soutenir son timbre défaillant. Et une fois le morceau terminé :
— Euh… c'est bien, dit Lili. Les paroles sont sympas.
— La musique aussi, approuve Lucas, mais je te préviens tout de suite, ce n'est pas du tout ce genre-là qu'on recherche. C'est quelque chose de beaucoup plus pêchu. Une ligne mélodique à la fois grinçante et guillerette, un peu dans l'esprit Nino Rota, tu vois ? Avec de la flûte, du xylophone, éventuellement de la clarinette. Ou du saxo… 
— Il faudrait qu'il assiste à vos sketchs, suggère Lili. Ça l'aiguillerait.
— Tout à fait.  Tu pourrais te libérer demain soir, Amir ? On passe à la Cartoucherie de Vincennes. 
Oui, répond Rose à la place de son mari.
— Je viens te chercher chez toi vers six heures, comme ça, tu feras la connaissance de Bobo et Alain avant la représentation.
— Génial ! applaudit Rose, tandis qu'Amir replonge dans son mutisme.

Un peu plus tard, chez eux :
— Pourquoi tu n'as pas montré plus d'enthousiasme ? demande Rose. C'est fantastique, ce que Lucas te propose, non ?
Amir hausse des épaules lasses.
J'y crois pas, à son truc.
Ça, c'est la meilleure ! Et pourquoi, s'il te plaît ?
Pfff, ce sont des projets en l'air.
Ce défaitisme a le don d'horripiler Rose.
— Qu'est-ce que tu en sais ? éclate-t-elle. Un job parfaitement dans tes cordes, valorisant en plus, te tombe du ciel, et toi, tout ce que tu trouves à dire, c'est "j'y crois pas !" Tu veux t'en sortir, oui ou non ?
Cet air penaud qu'il prend, l'œil éteint, la lippe morne !
         « Saloperie de dépression », pense Rose, et, radoucie, elle l'exhorte :
— Courage, mon chéri ! Ne laisse pas la maladie prendre le dessus. Fais un effort de volonté, je t'en prie, sinon, on est fichus.
Il lui lance un regard de chien battu.
Je voudrais bien, mais…
— Bon, écoute, je te propose un deal : Mme Irène veut m'engager ; je vais accepter provisoirement. Mais sitôt que tu auras trouvé un boulot — celui-là ou un autre, peu importe —, je donne ma démission. Ça te va comme ça ?
Il serre les poings, les dents :
Marché conclu.
« Ouf, la pilule est passée, pense Rose, soulagée. Merci les Clounes ! »


* Flandrin : habitant des Flandres.   Ainsi désigne-t-on, en Belgique, un homme très grand et légèrement voûté.


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