mercredi 30 novembre 2016

LE BEL ÉTÉ 50





















                                                                          ÉCRIRE


         Entre-temps, j’avais commencé plusieurs textes, avant de les abandonner en cours de route.  La fameuse nouvelle, bien sûr, où je mettais en scène une matriarche pourrie, évoluant dans un décor pourri, parmi une pléiade de comédiens minables, dirigés à la mords-moi-le-nœud. Un roman, également, intitulé « Pleurer dans tes bras »  et, comme son nom l’indique, pleurnichard à souhait. Bref, j’ignorais par quel bout prendre cette histoire, mais il fallait que je l’écrive. Il le fallait absolument. 
         — La vie t’offre sur un plateau un merveilleux thème de livre, m’avait dit Olivier. Tu ne vas pas le gâcher, tout de même !  Ce ne serait pas professionnel…
         Encore fallait-il trouver le ton adéquat. Ni cynique, ni larmoyant, ni pompeux, ni résigné. Ni bêtement défoulatoire. Ni à prétention psychanalytique.
         Ni surtout, surtout, auto-complaisant.

         Les semaines passaient ; je tournais autour du pot. Parfois, une phrase me titillait ;  bien ou mal gaulée, c’était secondaire. Je la notais, je la biffais. Je râlais un bon coup. Et je recommençais.
—T’inquiète, disait Castor, ça viendra lorsque ça viendra.
Il avait raison. Un jour, à force, c’est venu.







mardi 29 novembre 2016

LE BEL ÉTÉ 49





















                                                  MIROIR, MON BEAU MIROIR


         Si, telle la Jézabel de Racine, je redoutais « des ans l’irréparable outrage  », cette crainte, aujourd’hui, n’était plus de saison.  Les signes que je traquais jadis dans mon miroir — cheveux gris, rides, ridules, coussinets sous les yeux, empâtement des hanches, des chevilles, de la taille —, semblaient bien anodins, comparés aux syndromes qui me frappaient depuis peu. Une vieille en bonne santé, c’est, ma foi,  supportable, et ça peut même encore faire illusion.  Une malade condamnée à plus ou moins court terme, non. Je repensais souvent à ces fleurs filmées  en accéléré. L’on y voyait, hop, hop, naître et s’ouvrir le bourgeon, puis s’épanouir un à un les pétales  avant l’altération finale (le tout — naissance, vie et mort — torché-bouclé en moins de dix secondes.)
         — Comment peux-tu m’aimer dans cet état ? demandais-je à Castor.
         Il riait.
— Je t’aimerais dans n’importe quel état, voyons.
         Un ange, je vous dis !
         Or, offrir à cet ange une face de pleine lune bouffie par la cortisone me navrait.  Moi qui ai toujours nié la maladie — et, par conséquent, ses stigmates —, je me retrouvais, comme tous les cancéreux,  marquée du sceau d’infamie de la chimio. En dépit de mes casquettes bardées de badges sympas, j’avais le sentiment d’incarner, de manière outrancière, la malédiction de l’époque. Un truc honteux, assez sale et repoussant, un peu comme la vérole au XIXème siècle. Mais Castor, qui était le seul à me voir tête nue,  relativisait ces affres d’un sourire. Il trouvait même moyen d’ajouter que j’étais belle. Cette formule magique, en éloignant la farandole grimaçante de mes spectres, me rendait, un instant, ma chevelure luxuriante et mon intégrité physique. D’autant qu’elle se doublait forcément d’un baiser — autre exorcisme, et non des moindres.
         J’émergeais donc de ses bras telle Vénus sortant de l’onde ; toute neuve à chaque fois. 
         Pour cela aussi — pour cela surtout —, ma reconnaissance lui est acquise à tout jamais.




LE BEL ÉTÉ 48





















                                                         AOÛT TARNAIS
                         


         Fin juillet, Frédéric débarqua avec femme et enfants, comme chaque année depuis dix ans. Olivier, Brigitte et Claude en profitèrent pour réintégrer, les uns leurs falaises picardes, l’autre sa forêt canadienne. Et comme le grand beau temps s’était enfin installé, cet été, finalement, n’offrit que peu de différence avec les précédents. Les vieilles pierres, animées par les cris des gamins, leurs courses de vélos, leurs parties de cache-cache et de ballons, en étaient toutes ragaillardies. Lorsqu’ils ne traînaient pas à la terrasse du Roc café, nos vacanciers faisaient du canoë-kayak sur l’Aveyron ou investissaient la base de loisir toute proche. Fred, ayant pris en main les finitions de la galerie, confia sa gestion à Julia, une amie de longue date qui en fit, en quelques semaines, le pôle d’attraction des touristes. Sans l’absence de Sylvain que, d’un commun accord, personne n’évoquait — pour m’épargner, je pense —, nulle ombre n’eut terni l’incandescente lumière de ce mois d’août tarnais.

         Une fois de plus, Castor assura. Toujours disponible, toujours à l’écoute ; le grand-père parfait. Comme ses frère et sœur, Fred tomba sous le charme, ainsi que Margo, sa compagne, et leurs deux fois deux mômes.
         Bien que chaque jour, en fin de matinée, nous nous éclipsions pour filer à l'hôpital d'Albi jusqu’à cinq heures du soir, cette pénible contrainte ne le fut que pour nous.  Aux yeux de tous, elle passa inaperçue.
         — On s’est offert une petite fugue en amoureux, répondait Castor aux rares ignorants s’étonnant de notre absence.
         Ce qui les mettait aussitôt à l’aise.




lundi 28 novembre 2016

LE BEL ÉTÉ 47





















                                                    LE FANTÔME DE LA CHAPELIÈRE


                                           

         Le mot « cancer » a un écho très pavlovien, dans ma mémoire. Il m’évoque instantanément Mme Mariette, la chapelière.
         Il y avait près de chez nous, dans le Bruxelles des années cinquante, un joli magasin de chapeaux. Quatre vitrines tout en longueur devant lesquelles je m’attardais avec délices. Des têtes de cire coiffées de bibis à voilettes, de capelines fleuries ou de bérets coquins s’y alignaient, pour mon plus grand bonheur. Digne prêtresse de ce temple de la mode, Mme Mariette ressemblait à ses mannequins. Même peau translucide, même chignon impeccable fixé sur la nuque par un  peigne de nacre, même maquillage discret, elle incarnait pour moi l’idéal féminin tel qu’on le concevait dans la petite bourgeoisie belge de l’après guerre. Ajoutons à cela des tailleurs bien coupés, l’inévitable collier de perles dans l’échancrure du chemisier amidonné et, dès les premiers beaux jours, la petite robe à pois, si chic et de bon goût, agrémentée de gants et d’escarpins blancs…
         Bref, quand j’imaginais mon avenir, c’était sous les traits de cette Ava Gardner flamande (plus distinguée que la vraie, selon les critères spécifiques de ma mère).
         Puis, un beau jour, la chapellerie ferma « pour raison de santé ». Mme Mariette, atteinte d’un mal incurable, s’était, apprîmes-nous, retirée pour toujours dans sa maison de campagne.
— Elle a tellement maigri qu’elle ne veut plus se montrer, entendis-je maman glisser à papa. Elle qui était si belle, elle a honte de ce qu’elle est devenue, tu comprends ?
Cette réflexion a priori choquante trouva confirmation quelques semaines plus tard, lorsque la voiture de la commerçante stoppa devant sa boutique. En sortit furtivement une forme décharnée dont le visage, dissimulé sous un voile opaque, ne laissait rien deviner de son terrible secret.
L’enterrement eut lieu peu après.
 — Ma femme n’était plus que l’ombre d’elle- même, nous confia son mari à l’issue de la cérémonie. Il ne lui restait que la peau sur les os. 
         Le magasin, par la suite, devint une charcuterie, et les mannequins disparurent des vitrines, remplacés par des pâtés en croûte, du lard gras, de la mortadelle et des chapelets de saucisses. Je n’en fus pas affectée outre mesure car mes projets d’avenir avaient changé de visage. L’étoile Bardot commençait à monter au firmament des stars, et, bien que maman la trouvât vulgaire (ou peut-être même grâce à ça), elle incarnait avec brio mon nouvel idéal féminin...





samedi 26 novembre 2016

LE BEL ÉTÉ 46





















                                                     LE CLAN DES VEUVES


         Je ne m’aperçus pas tout de suite que le Clan des Veuves me battait froid. Elles étaient quatre — cinq avec Yolande qui les rejoignait sporadiquement. La plus âgée, qu’on surnommait Choupette, frôlait les quatre-vingt-dix ans et, sous des dehors joviaux, aimait à fredonner « Le grand air de la calomnie ». Marie-Angélique, nettement plus jeune mais aussi vipérine, reprenait le refrain en chœur, suivie de Mme Fournier, énorme et impotente, et de la vieille Martouque, toujours escortée de sa kyrielle de chats. Elles se promenaient en se tenant le bras ou s’alignaient  sur le banc de la place de l’église, d’où elles suivaient en ricanant les allées et venues du village. Pour des raisons qui me semblent évidentes, elles voyaient en moi une future recrue et s’en réjouissaient. Mais, l’arrivée de Castor avait brisé cet espoir dans l’œuf. Je n’oublierai jamais le jour où elles nous croisèrent, devant la boulangerie.  Nous nous donnions innocemment la main en discutant, comme de coutume, sur le mode complice. Sans m’interrompre, je les avais saluées d’un simple signe de tête — ce qui leur avait déplu. Depuis, elles détournaient le regard à notre approche, d’autant qu’au fil des jours, notre attitude, de plus en plus flagrante, ne laissait aucun doute sur la nature de notre relation. Ayant assimilé à une trahison cette entaille dans le lien conjugal posthume, le clan sanctionna mes mœurs en me collant sur le front l’étiquette « dépravée ».  Et je devins l’incarnation du mal.
         Loin de me déranger, cette hostilité subite me flatta. Cette fois, j’avais bel et bien gagné mon pari. Le cancer était passé au second plan, loin derrière le scandale des amours illicites. Et qu’on m’en tint rigueur évitait qu’on me plaigne — ce qui, finalement, était le but du jeu.  « Mieux vaut faire envie que pitié » aurait dit ma sainte mère, et pour une fois, je l’approuvais sans réticence.




                                                    

vendredi 25 novembre 2016

LE BEL ÉTÉ 45




















                                                        LE DEVOIR DE BONHEUR

                        Soyons heureux, ne serait-ce que pour donner l'exemple.
                                                                                                 Jacques Prévert

         Rendons à César ce qui est à Césarine : quelqu’un d’autre, me fut, dans ce domaine, d’un grand secours. Un modèle a contrario, voyez ?  L’archétype exact de ce que, à aucun prix,  je ne voulais devenir.
         Cette personne, d’une dizaine d’années mon aînée, se nommait Yolande ; Yolande Neruda. Il fallait la voir arpenter les rues d’un pas de zombie, tractée par son caniche haletant. Elle se rendait sur la tombe de son défunt mari deux à trois fois par jour et n’ouvrait la bouche que pour se plaindre — du temps, en général, surtout s’il était beau.
         — Il fait lourd disait-elle, comme si, tel Atlas, elle portait toute la misère du monde dans son cabas.
Elle ignorait, je pense, « le devoir de bonheur » que chacun de nous a envers ceux qu’il aime (ou a aimés), et se faisait une gloire d’incarner la souffrance sous son aspect le plus glauque. C’était sa conception de la fidélité. 
        Je plaignais sincèrement sa descendance, qui débarquait chez elle à tout bout de champ pour essayer de la distraire, puis s’en retournait bredouille, la tête et la queue basses.
         ­— Laissez-la tranquille, avais-je envie de dire. Vous voyez bien que son deuil est sa seule raison d’être. En l’en dépouillant, vous la tueriez !
         La vision de Yolande Neruda, à qui, inconsciemment, je me substituais, eût suffi, à elle seule, à me surmotiver.  De sorte que ce fameux « devoir de bonheur » devint mon objectif majeur, mon but, mon point de mire, ma quête sacrée ;  mon Graal.

         Or, pour m’aider à le conquérir, ce Graal, qui était mieux placé que le doux Perceval qui partageait ma couche ?




jeudi 24 novembre 2016

LE BEL ÉTÉ 44



























                                                   L’EFFET CASTOR


  — Je craignais, me dit un jour Mélanie, que cette tumeur te file un méchant coup de vieux. Je t’imaginais déjà  hâve, cernée, voûtée, rasant les murs. Coup de bol,  tu es radieuse. Tu as même rajeuni que c’en est stupéfiant !
   Histoire de ne pas rester en rade, j’enchaînai  avec enthousiasme :
                — Il y a des années que je ne m’étais pas sentie aussi bien dans ma peau.
                Redonner à une femme brisée l’envie de rire, de chanter, de se fringuer rigolo et de croquer la vie à pleines dents, c’est pas du vrai travail d’artiste, hein, honnêtement ?
                Nous, avec Mélanie, on appelait ça « l’effet Castor ».





mercredi 23 novembre 2016

LE BEL ÉTÉ 43






















                                                         LA DISCRÈTE

Nous passions tout notre temps libre, soit au bord de la rivière, soit sur les espaces verts du village — l’un en particulier, le petit St Roch, d’où l’on apercevait la crête des Pyrénées.
Souvent, je comparais ces charmes estivaux aux solitudes figées de l’inquiétant mois de juin. Je me revoyais, assise à cette même place, regardant les enfants courir avec les chiens, tandis que Castor jouait « Natalia » de Moustaki à la guitare. Mélanie, Barbara et Brigitte, adossées au rempart,  bavardaient  joyeusement. Claude allait et venait, son appareil photo en bandoulière ; Olivier débouchait une bouteille de rosé ; nous grignotions des fruits, des morceaux de concombre, du fromage de brebis, en admirant le coucher de soleil. Et je me disais : « Rien de tout ça n’est vrai. On fait semblant. On tourne un film,  dans un décor, ma foi, assez joli, et avec une musique parfaitement adaptée. Quand il sortira, j’irai le voir. Peut-être même achèterai-je le DVD — à moins que je n’arrive à le télécharger. »
         Ces souvenirs éprouvants étaient déjà loin, heureusement. J’étais, comme on dit, retombée sur mes pattes. Une fois le cauchemar dissipé, l’univers, ô joie,  avait recouvré son harmonie. 
De temps à autre, pourtant, les ficelles de l’exécrable scénar réapparaissaient en filigrane. Mais je flairais le piège et restais prudemment en retrait. Ainsi, lorsque Mme Siniac,  échappant à la vigilance de son mari et de son fils, se jeta dans le vide — au petit St Roch, précisément —,  pour fuir la maladie d’Alzheimer qui la rongeait, ne me sentis-je pas concernée.  Tout au plus l’admirai-je, et pour cause : bien que cette idée m’ait effleurée à maintes reprises (et tenue éveillée durant des nuits entières), j’eusse été incapable de la mettre en pratique. Et à la réflexion, tant mieux. Car si mon but était de partir en loucedé sans déranger personne, ce n’était certes pas le moyen idéal. Dix camions de pompiers et une escouade de flics s’avérèrent nécessaires pour la récupérer, toute démantibulée, dans une anfractuosité rocheuse, sous les yeux de sa famille et de ses voisins en larmes.

Ce soir-là, dans le fracas des sirènes et les éclairs de gyrophares, je  bénis ma couardise, et remerciai mentalement cette pauvre Mme Siniac. Son départ en fanfare m’avait remis les yeux en face des trous. Nulle pulsion suicidaire ne m’a plus effleurée, depuis.




LE BEL ÉTÉ 42




















                              MON CANCER S’APPELLE GUILLAUME

Le jour où un médecin me parla de mon « gliome » ­, je compris « Guillaume » et lui fis répéter. Non seulement parce que ça m’évoquait « Le Bruit des glaçons » de Bertrand Blier, mais surtout parce que c’était le nom du gars qui m’avait pris la tête (!) durant une bonne partie de mon adolescence. Bien que de cinq ans mon aîné, il avait jeté son dévolu sur moi et  m’épiait sans cesse, de la loge de concierge où vivaient ses parents. Sortais-je dans la rue ? Il en faisait autant. Allais-je à l’épicerie, à la boulangerie, au pressing ? Non content de me suivre, il m’y précédait, comme si mes intentions étaient inscrites sur ma figure. Me rendais-je à l’école ? Il m’y accompagnait — sans oser me parler, car ma mère le lui avait formellement défendu.
— Méfie-toi de cet énergumène, me répétait-elle sans cesse. C’est de la sale engeance !   
Son jugement lapidaire était dû, selon moi,  au physique ingrat de l’engeance en question. Imaginez un grand escogriffe  affligé, quelle que soit la saison, d’un rhume qui engluait ses narines de morve jaunâtre, et qu’il essuyait d’un revers de manche en reniflant bruyamment…  Avec le recul, je pense qu’il  devait souffrir de mucoviscidose ou un truc dans le genre, mais à l’époque, on assimilait cette maladie encore mal connue à un rhume chronique…
        
         Ah, que n’ai-je transgressé l’interdit maternel et balayé mes propres préjugés pour m’expliquer une fois pour toutes avec Guillaume ! Une bonne discussion aurait sans doute mis fin, clairement et en douceur,  à ce harcèlement qui m’horripilait tant.
         Au lieu de ça, j’eus la sottise de m’en plaindre à mes parents qui caftèrent aussitôt aux siens. Que leur dirent-ils ? Mystère. Mais à dater de ce jour, Guillaume disparut de la circulation. Tout le monde se demanda ce qu’il était devenu (à commencer par moi) , jusqu’au dimanche de Pâques où nous l’aperçûmes à la messe. L’église étant bondée, il ne restait plus le moindre prie-Dieu libre, sauf un, juste à côté de lui. Ma mère m’intima l’ordre de m’y agenouiller ; Guillaume en profita pour me glisser à l’oreille  :
Ne t’inquiète pas, va, je ne t’embêterai plus : je suis pensionnaire à Saint Léonard.
Je ne pus m’empêcher de frémir : cet établissement, tenu par des prêtres, avait une déplorable réputation. C’était  une espèce de « maison de redressement  », où étaient incarcérés, à la demande de leurs familles, des jeunes gens difficiles. Le bruit courait qu’il s’y passait des choses horribles… 
              — Mais… pourquoi t’es là-bas ? m’étranglai-je.  Qu’est-ce que t’as fait de mal ?
              Il me décocha un regard de biais.
— Ton père nous a menacés de porter plainte si je m’approchais encore de toi, et comme on ne veut pas d’histoires…
Je n’ai jamais revu Guillaume, car, six mois plus tard, nous déménagions. Mais par la suite, je n’ai plus pensé à lui qu’avec une boule de remords au fond de la gorge.




mardi 22 novembre 2016

LE BEL ÉTÉ 41




















                                                LA MALADE ATTITUDE 

                  J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour ma santé.

                                                                                         Voltaire

         Comme toujours dans ce genre de situation, des âmes bienveillantes me dispensèrent moult conseils, allant des tisanes reconstituantes à l’aide psychologique, en passant par le magnétisme, l’acupuncture, le jeûne, la réflexologie, les régimes bio-alimentaires, les médecines alternatives, de préférence issues d’Extrême-Orient, et mille autres thaumaturgies de la même veine.
         — Tu verras, m’affirmait-on, ça aidera ton foie, tes reins, tes intestins, ton sang, à combattre les effets néfastes de la chimio.
Certes, toute cette sollicitude me touchait infiniment, mais la « malade attitude », très peu pour moi. Comme rempart contre l’adversité, l‘amour de Castor me suffisait. L’incroyable allégresse qui m’habitait s’accompagnait d’une certitude de guérison  qui ne laissait pas place au doute.  Rien de vasouillard, rien de forcé ni d’artificiel, dans cette intime conviction ; en fait, je n’y pensais même pas.  Je ronronnais. J’étais heureuse. La vie me souriait. Et mon corps chantait suffisamment fort pour faire taire les malaises qui, en toute logique, eussent  dû l’affecter mais ne l’affectaient point.

J’avais, comment dire ? le sentiment, jubilatoire de défier la mort, voyez ?  De lui faire un pied de nez — enfin, un pied de cœur. Sentiment partagé par Castor, mais, en ce qui le concernait, plus déterminé, plus combattif, je pense. Moins ludique, en tout cas. Il ne luttait pas à mes côtés, il prenait les devants. Il affrontait le cancer à mains nues. Me caparaçonnait de caresses. Dans la moiteur de l’étreinte, nos « je t’aime » triomphants faisaient figure de cris de guerre.

« Derniers feux », ironiserez-vous, goguenards que vous êtes. Mais croyez-en mon expérience : certains couchers de soleil, même de simple routine, sont parfois plus grandioses que des aurores boréales…





dimanche 20 novembre 2016

LE BEL ÉTÉ 40





















                                                         LES PITIÉS INTERDITES



              J’ai pu constater une chose surprenante : les personnes qui reçoivent en même temps une bonne et une mauvaise nouvelle sont si décontenancées qu’elles zappent la mauvaise pour focaliser sur la bonne.  Du coup, la pilule passe nettement mieux. Ça déconnecte le pathos pour laisser place à un sourire, voire à des félicitations. Ayant expérimenté avec succès cette méthode, je l’adoptai sans hésiter.  Dès lors, j’annonçai systématiquement : « Il m’arrive plein de choses, en ce moment : on m’a découvert  une tumeur au cerveau et je suis tombée amoureuse ». De la sorte,  je n’eus plus à subir ni lamentations ni regards apitoyés, et, par ricochet, l’on m’épargna aussi les jugements malveillants. Ceux que mon apparente faculté à rebondir choquait remballèrent vite fait leurs critiques — histoire de ne pas s’appesantir sur mon état de santé, je suppose  — et les autres, les plus nombreux, se réjouirent pour moi. Combien de fois m’a-t-on dit,  sans une once d’ironie : « Tu en as, de la chance ! », (ce qui était également mon avis, puisque le cadeau du destin contrecarrait brillamment sa vacherie.)


               Autre cadeau et non des moindres : l’été s’était enfin installé, et avec lui, une sensation de vacances qui vous mettait le cœur en fête. Comment, dans ces conditions, céder à la déprime, au désarroi, bref à l’auto-dévastation dont s’accompagne d’ordinaire la maladie ?
   —  Qu’est-ce que je deviendrais si tu n’étais pas là ? répétais-je souvent à Castor.
   — Tu te battrais, répondait-il.
   Me battre ? Toute seule ?  Jamais je n’en aurais eu la force — en dépit de tout ce qui donnait un sens à ma vie, à commencer par mes enfants.
    Me battre ? Pour quoi ? Quelle perspective ? Quel avenir  désespérant ? Quelle déchéance programmée ?
    Me battre ? Pour n’être plus, en définitive, qu’un boulet ?



        
        

samedi 19 novembre 2016

LE BEL ÉTÉ 39







                                                  









                                                LA POUPÉE AUX ARAIGNÉES
        

         Le départ d’Olivier et Brigitte me rendit une autonomie que je croyais avoir perdue. En l’absence de ma belle-fille, il fallait bien que quelqu’un s’occupe de la maison, n’est-ce pas ? Je me réappropriai donc les lieux par un rangement en profondeur ; je  recommençai à cuisiner, à faire les courses, à payer les factures, à répondre au courrier en retard — tout cela épaulée par  Castor qui, comprenant d’instinct mes besoins, m’offrait son aide sans pour autant me l’imposer.
         Parallèlement débutèrent des séances de radiothérapie, nous imposant un aller-retour quotidien à Albi — c’est-à dire plus de cent bornes par jour. Castor, selon son habitude, prit la chose avec bonhomie. Ainsi le personnel de la polyclinique vit–il se pointer, tous les après-midi, un couple de vieux amoureux dont la bonne humeur allégeait l’atmosphère d’une salle d’attente, ma foi, légitimement morose.
         Vu l’état de mon crâne, bosselé et couturé d’une part, fortement dégarni de l’autre, j’avais adopté le look casquette-salopette qui, bien que peu flatteur, avait le mérite d’être marrant. Certes, Castor m’eût préférée plus féminine, mais vu la conjoncture, ces critères n’étaient pas de mise. Les vieilles Barbies à moitié chauves en robes coquines, merci bien !
         Mon image reflétée par la glace me ramenait souvent à Martine, une poupée d’avant-guerre en carton bouilli, ayant appartenu à ma marraine. Les rares mèches encore implantées dans sa calotte crânienne — par ailleurs amovible — me servaient à faire pivoter son scalp, ce dont je ne me privais guère, et pour cause : une araignée  avait élu domicile dans sa tête. Elle s’était même délestée de trois gros œufs blancs à hauteur des  yeux, dont le système d’ouverture et de fermeture ne fonctionnait plus depuis belle lurette. Je suivais avec un intérêt mâtiné de répugnance l’évolution du phénomène, qui semble, avec le recul, avoir influencé  bon nombre de mes fantasmes. Si j’ai écrit, plus tard, « La poupée aux yeux vivants » et « la petite fille aux araignées », n’est-ce pas en souvenir de mes émois d’alors ? Et le rêve récurrent dont je parlais plus haut ne fut-il pas la conséquence directe de cette ponte saugrenue ?




LE BEL ÉTÉ 38





















                                         CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCÉE

         Il y a des mots affreux. Des mots empoisonnés qui, à l’instar de certaines substances chimiques, stagnent dans notre organisme sans jamais pouvoir être éliminés. « Soins palliatifs » est de ceux-là. 
         Lorsqu’une infirmière, sans malice aucune, les prononça devant moi pour la première fois, j’eus l’impression qu’un trou se creusait dans mon ventre. Un abîme, plutôt. Un gouffre sans fond.
         Bon, d’accord, Sylvain avait beaucoup maigri ; il n’était plus alimenté que par perfusion et ses examens révélaient une prolifération  mahousse de cellules atteintes. Mais de là à envisager l’issue fatale… C’est que sa guérison, j’y croyais dur comme fer, moi ! Cette certitude, c’était ma foi du charbonnier, mon bienheureux aveuglement, ma dernière étincelle d’insouciance — qu’une réflexion malheureuse  venait, sans vergogne, de réduire à néant.
         Ce fut un pan de ma vie qui s’effondra, ce jour-là.

                                                    

         Pour autant que je sache, nul n’a encore émis ces mots funestes à mon encontre.  Mais ce n’est pas exclu : j’ai déjà vu le film. Je connais par avance le nom de chaque acteur, la plupart des répliques et les étapes inéluctables de l’intrigue. Castor, non. Et  je tremble à l’idée qu’un quelconque figurant  l’affranchisse par mégarde. Ça fait vraiment trop mal !




jeudi 17 novembre 2016

LE BEL ÉTÉ 37





















                                                                       REMAKE


         Une autre question me hantait, à laquelle, cette fois, aucun médecin — fût-il surdiplômé et ultra-compétent —, ne pouvait répondre : c’était « pourquoi ? ».
         Pourquoi justement cette maladie-là, à ce moment précis et dans ces circonstances ?
         La première raison qui me venait à l’esprit était, bien sûr, la culpabilité.  Une autopunition en bonne et due forme, sanctionnant férocement cette transgression  suprême : rêver d’amour comme une adolescente, trois mois à peine après la mort de mon conjoint.
         Mon amie Elsa avait une variante : c’était, selon elle, un moyen de pression exercé de ma part sur tout le village — pour qui Sylvain et moi formions une entité indissociable —,  afin de lui imposer mon nouveau compagnon. .
         — Ce qui t’est arrivé nous a tellement touchés, concluait-elle, que du coup, ton changement de partenaire ne choque personne. Au contraire, tout le monde se réjouit pour toi. Bien joué, ma grande !
         Quoique légèrement tirée par les cheveux, l’explication me paraissait intéressante. Je lui en préférai néanmoins une autre, plus plausible à mes yeux : n’avais-je pas voulu, sans en avoir conscience,  aller au bout du bout de l’histoire, en partageant avec Sylvain, non seulement les affres de sa maladie, mais sa maladie elle-même ?  (Un peu comme ces saintes qui soignaient les lépreux en leur léchant les plaies afin de s’identifier complètement à eux, sublimant ainsi la notion de sacrifice qui est le substrat du masochisme chrétien. «  Il n’y a pas de plus grande preuve d’amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime », me serinait ma mère, en me montrant la croix.)
         — Heureusement que Sylvain est mort avant de savoir que toi aussi, tu étais atteinte du même mal, me disait souvent Mélanie. Ça l’aurait tellement affecté.  D’autant qu’une tumeur au cerveau, hein, si on y réfléchit, c’est encore pire qu’à l’estomac. Le siège de la personnalité, ça craint encore plus que le siège de la bouffe !
         Selon elle, la présence de Castor à mes côtés dans cette épreuve eût été son plus cher désir, et j’étais assez de cet avis. Qu’avaient-ils comploté tous les deux, pendant que j’avais le dos tourné, par-dessus la frontière séparant le monde des vivants de l’empire des morts ?

         Toujours est-il  que ce remake avait relayé mon deuil  au second plan. Grâce à lui, je m’estimais libérée de mon devoir de mémoire, et apte à m’offrir, sans remords ni réticence, au merveilleux amour qui me tombait dessus si opportunément.




                                       Les poupées vaudouces de Mêo ♥



LE BEL ÉTÉ 36





















                                    OUI, POURQUOI, AU FAIT ?

         A cause d’une question qui  me tenaillait chaque jour davantage : et si l’œuf de la mort, clipé  à la paroi interne de mon crâne, s’était multiplié avant qu’on le retire, hein ?  Le chirurgien m’avait bien expliqué que la tumeur, de par son emplacement, n’avait pas causé de dégâts irréversibles — les sièges de la vue, de la parole, de la mémoire, des réflexes moteurs étant placés nettement plus bas, en direction de la nuque. Mais rien ne prouvait qu’une métastase sans foi ni loi n’irait pas, le cas échéant, se loger pile poil  dans cette zone à risque, et une telle éventualité me glaçait les sangs !

         Il me fallut attendre plusieurs semaines avant qu’un toubib moins hermétique que ses confrères m’affirme que les cancers cérébraux n’essaimaient pas. En revanche, ils pouvaient parfois repousser au même endroit.
         — Mais vu que vous en connaissez déjà les effets, et que de plus, vous serez sous étroite surveillance, on agira immédiatement, ajouta-t-il.
          J’en restai comme deux ronds de flan.
— Ah bon ? Personne ne me l’a dit, ça !
  Peut-être ne l’avez-vous pas demandé ?
         Foutrediou ! Quand je pense que ma mère m’a répété toute mon enfance : « On se repent toujours d’avoir trop parlé, jamais de s’être tu !  » Quelle connerie, l’éducation !








mercredi 16 novembre 2016

LE BEL ÉTÉ 35





















                                         EMPLIR D’ÉTOILES UN CORPS QUI TREMBLE

        
             Au début des années quatre-vingts, j’avais écrit, dans une « Psychanalyse de la braguette » (ma rubrique mensuelle chez Fluide Glacial) : Le jour de la fin du monde, si je peux me blottir entre les bras d’un homme, j’en aurai rien à battre du Grand Chambardement. Bon, des bras d’homme — et quel homme ! — m’étant ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, c’était le moment de mettre ce concept en pratique. Je pensai donc à la mort, et j’y pensai beaucoup. En permanence, même. Disparaître avant  de n’être plus (qu’un légume, une épave, un objet de répugnance, au choix)  était devenu mon obsession. Mais bon, se flinguer, c’est pas facile, et ça demande un courage que je n’aurai jamais. Quant au suicide médicalement assisté, si nos voisins du Nord ont l’humanité de le pratiquer, même à dose homéopathique, ce privilège nous est refusé, à nous, Français. On en viendrait à souhaiter, aux obscurantistes qui nous gouvernent, les agonies les plus atroces afin que, se sentant directement concernés, ils ouvrent enfin les yeux sur celles de leurs électeurs.
            « Ah, comme j’aimerais ne pas me réveiller ! » me répétais-je chaque soir. M’éteindre doucettement dans une étreinte très tendre, bercée par le chant des grenouilles. Que ma dernière vision soit un visage penché sur moi, illuminé par le plaisir ; et ma dernière sensation avant le néant final : « emplir d’étoiles un corps qui tremble, et tomber mort, brûlé d’amour, le cœur en cendre », selon la si jolie expression de Jacques Brel.
           Parfois, ce vœu pieux (ou impie, suivant l’angle où l’on se place ) j’osais en faire part à Castor qui me répondait dans un sourire :
— Pourquoi veux-tu mourir entre mes bras alors que tu peux y vivre ?